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Quotidien gratuit : Québec devrait se lancer dans laventure

Anne-Marie Lepage, étudiante, Université Laval, Québec | La ville de Québec a récemment été le théâtre du lancement d’un quotidien gratuit inattendu, le MédiaMatinQuébec, créé dans un contexte bien particulier de conflit de travail. Ce modèle fonctionne étonnamment bien, mais il ne reflète pas la réalité des quotidiens gratuits traditionnels. Les différents médias et acteurs…

Anne-Marie Lepage, étudiante, Université Laval, Québec |

La ville de Québec a récemment été le théâtre du lancement d’un quotidien gratuit inattendu, le MédiaMatinQuébec, créé dans un contexte bien particulier de conflit de travail. Ce modèle fonctionne étonnamment bien, mais il ne reflète pas la réalité des quotidiens gratuits traditionnels. Les différents médias et acteurs de la presse de la région ne s’entendent malgré tout pas tous pour dire qu’un «vrai gratuit» serait souhaitable et viable à Québec.

Pour Alain Lepage (sans lien de parenté avec l’auteure de cet article), éditeur du Québec Hebdo, si un quotidien gratuit n’a pas déjà été lancé, c’est parce que le public est bien informé au courant de la journée avec la radio et la télévision. Les nouvelles qu’il retrouve le lendemain matin dans le journal sont souvent les mêmes que celles qu’il a vu la veille dans les médias électroniques. Il y a donc, dès ce moment, une baisse d’intérêt compréhensible pour la presse écrite.

Un autre problème qui se pose avec les trois chaînes de télévision, les deux quotidiens payants et les quelques stations de radio de Québec, c’est qu’un quotidien gratuit doit essayer de trouver des annonceurs pour se financer, selon Daniel Giroux, secrétaire général du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval. Comme les principales entreprises qui veulent annoncer le font déjà dans les médias nommés précédemment,  «il faudrait convaincre des annonceurs d’augmenter leur budget, ce qui n’est pas facile, puisque les entreprises ont aussi des contraintes économiques à respecter», souligne M. Giroux. Une autre option consisterait à choisir «de déplacer des placements publicitaires qu’ils font déjà dans d’autres médias, vers cette publication gratuite», ajoute M. Giroux. Le plus gros défi pour l’implantation d’un quotidien gratuit est donc là, car la ville de Québec est moins populeuse que les autres grandes villes canadiennes, qui ont déjà des quotidiens gratuits, affirme M. Giroux. Le retour des investissements des annonceurs en terme de demande de produits par des consommateurs est donc plus qu’incertain.

Les gratuits peuvent donc représenter une menace pour les quotidiens populaires, car comme leur seul moyen de financement est la publicité, ces journaux n’hésiteront pas à se tailler une place par tous les moyens, en essayant d’extirper des annonceurs aux journaux payants. Donc si les annonceurs décident de changer de camp, cela se fera aux dépens de journaux réguliers. C’est de là que vient la crainte dans la presse, à l’égard des gratuits.

Un moyen d’attirer des annonceurs, selon Benoît Paré, directeur général de Voir Québec, «c’est d’avoir plusieurs publications réseaux, qui permettent de pénétrer différents marchés.» «Pour les annonceurs, c’est une offre bonifiée», explique-t-il.

Pour l’instant, l’éditeur de MédiaMatinQuébec, Denis Bolduc, confie que les annonceurs sont très satisfaits des placements qu’ils font dans ce journal temporaire. Il y a des annonceurs qui placent des publicités dans d’autres journaux également, mais il y a aussi de plus petits commerces qui n’achètent habituellement pas de publicité. Cet état de fait est donc encourageant pour les journaux payants, qui ne peuvent que constater qu’ils ne se font pas réellement voler d’annonceurs par le quotidien gratuit en question.

Les conditions de réussite d’un quotidien gratuit
Le marché de Québec n’en est pas un facile, entre autres en raison de son bassin de population limité, qui fait craindre un peu les annonceurs, comme nous venons de le constater.

Les autres conditions gagnantes d’un quotidien gratuit, Claude Gagnon, président et éditeur du journal Le Soleil les connaît bien, pour avoir commandé une étude à ce sujet dans le marché de Québec. L’idée première du quotidien gratuit est le journal à faibles coûts. Il faut donc viser un coût de fabrication et de distribution peu élevé. «Il doit aussi y avoir un réseau de vente national, parce que le réseau de distribution des gratuits s’adresse souvent à de grands annonceurs nationaux, qui veulent atteindre un type de clientèle qui voyage beaucoup par transports urbains», explique M. Gagnon. «De plus, les conditions d’implantation favorables se trouvent dans un milieu urbain extrêmement densifié, c’est-à-dire où il y a des points d’accès comme le métro ou des systèmes d’autobus où beaucoup de gens se rencontrent», spécifie M. Gagnon. Finalement, «des conditions climatiques agréables favorisent l’implantation d’un gratuit», conclu M. Gagnon. Après évaluation de ces points, M. Gagnon tire comme conclusion qu’il n’y a pas d’intérêt particulier pour Québec d’avoir son quotidien gratuit, car ces conditions sont peu ou pas remplies.

Le réseau de transport en commun est très vaste et mal développé, selon M. Giroux. Il n’y a donc pas d’endroits spécifiques à Québec, où nous retrouvons une concentration plus élevée de gens qui prennent l’autobus. M. Giroux croit que c’est une des principales déficiences de cette ville, l’empêchant d’avoir un gratuit facile à distribuer.

Ludovic Hirtzmann et François Martin, auteurs du livre Le défi des quotidiens gratuits, dans des propos rapportés par Paul Cauchon dans son article du Devoir «L’information qui dérange», de juin 2004 (http://www.ledevoir.com/2004/06/21/57373.html), expliquent que les gratuits «ont compris qu’il fallait aller vers le lecteur en lui mettant pratiquement le journal dans les mains, en envahissant les transports en commun pour la distribution.» C’est de là que vient le succès des gratuits. Tel que mentionné précédemment, Québec n’a donc pas le meilleur système de transport en commun pour bien valoriser le quotidien gratuit, mais d’autres avenues, comme la distribution par camelots dans des endroits stratégiques ou l’utilisation de présentoirs, seraient assez efficaces.

La crainte des quotidiens payants
Malgré la baisse de lectorat qui a pu se faire sentir au cours des dernières années, la World Association of Newspapers (WAN) (http://www.wan-press.org/article11186.html) affirme que «les ventes mondiales de journaux ont augmenté de 0,56 % sur un an (en 2005).»
«Avec les quotidiens gratuits, la diffusion globale des journaux a augmenté de 1,21 % en 2005», toujours selon la WAN. «Les quotidiens gratuits représentent aujourd’hui 6 % de l’ensemble de la diffusion des journaux», selon les chiffres recueillis par l’association. Ce tableau est donc très encourageant pour l’avenir. Il est normal que la croissance des gratuits soit plus fulgurante que celle de la presse traditionnelle, car cette dernière est déjà bien implantée et qu’il n’y a plus vraiment de marché pour son expansion. Les gratuits, pour leur part, vont chercher un public que les payants ne réussissent pas à rejoindre ou qu’ils ont perdu avec le temps. Comme le phénomène est tout récent, ils ont un nouveau public à  rejoindre et leur expansion est presque inévitable.

Par ailleurs, le cas de Montréal a montré qu’au lieu de faire baisser le lectorat des quotidiens traditionnels, les deux gratuits de Montréal ont ramené des lecteurs à cette presse, selon M. Giroux. Il croit que c’est ce qui pourrait aussi arriver à Québec.

Claude Gagnon ne croit pas non plus en la cannibalisation entre les quotidiens gratuits et les quotidiens vendus. Comme l’information dans la presse gratuite est parcellaire, il pense que s’il y avait un quotidien du genre à Québec, «après un certain temps, les gens migreraient vers un quotidien vendu, qui offre des contenus beaucoup plus complets.» Les gratuits développent donc le goût de s’informer du citoyen. Comme le dit M. Gagnon, il voudra éventuellement mieux comprendre des enjeux de société et un bon moyen d’y parvenir est de se procurer un journal payant de qualité, lui offrant analyses et explications. Les journaux payants ne doivent donc plus nécessairement voir une menace directe dans les quotidiens gratuits.

La formule du MédiaMatinQuébec
Le MédiaMatinQuébec a maintenant fait sa marque à Québec, malgré le fait qu’il soit un moyen de pression des employés en lock-out du Journal de Québec. Selon l’éditeur, c’est la formule que les lecteurs apprécient : beau, dégagé, avec des photos et des textes de nouvelles qui intéressent les gens. Les gens aiment beaucoup le local, a remarqué M. Bolduc. Ils adorent le journal, ils le disent, ils se le passent, ajoute-t-il. La formule semble donc gagnante pour le MédiaMatinQuébec. Un quotidien gratuit lancé de façon traditionnelle ne pourrait malheureusement pas avoir le même contenu que le journal des employés en lock-out, car il bénéficie de beaucoup d’effectifs dans sa salle de rédaction. Par contre, comme la formule de l’information locale est gagnante, une entreprise de presse qui lancerait un quotidien gratuit, après la fermeture éventuelle du MédiaMatinQuébec, devrait mettre l’accent sur ce type d’information, pour aller chercher le public de ce journal.

Il est temps de foncer
Malgré les hauts et les bas, Québec reste un marché potentiel intéressant, selon M. Giroux. «Chacun pense que ce n’est pas encore le moment, que le marché n’est pas prêt, n’est pas mûr», explique M. Giroux en parlant des grands groupes de presse Transcontinental, Gesca et Quebecor. Les derniers essais dans des marchés comparables à celui de Québec ont bien fonctionné, selon M. Giroux. Les groupes de presse ne devraient donc pas hésiter à se lancer dans le projet d’un quotidien gratuit. «S’ils ne le font pas, ils courent le risque que quelqu’un d’autre la fasse d’abord à leur place et vienne gruger leurs annonceurs, réduire le nombre de leur lecteurs et ait un effet négatif sur eux, sans qu’ils puissent autrement se rattraper», affirme M. Giroux. Il est évident que les entreprises perdent de l’argent les premières années, mais c’est normal, car les investissements initiaux sont importants. Il ne faut pas s’arrêter à cela, selon M. Giroux, car les retombées en lectorat finissent souvent par être intéressantes, puisque certains publics qui ne lisent habituellement pas de quotidiens, se sentent interpellés par la presse gratuite.

Une ville ouverte
Bref, les avis sont partagés sur l’avenir de la presse gratuite à Québec. La ville ne correspond pas au type d’environnement où est habituellement lancé un gratuit certes, mais un journal du genre aurait un potentiel à développer. Le MédiaMatinQuébec prouve d’ailleurs qu’il y a un attrait pour ce type de presse dans la population de Québec. Il suffit maintenant d’exploiter cette nouvelle avenue.

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