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Noir Canada: quand le droit à la réputation à une portée liberticide

Par Pierre Trudel Le règlement hors cour dans l’affaire de la poursuite en diffamation relative au livre Noir Canada illustre à quel point le droit québécois qui prétend protéger la réputation se révèle de plus en plus liberticide. Non seulement, un ouvrage critique sur des questions éminemment importantes pour le public sera retiré de l’espace public. Mais…

Par Pierre Trudel

Le règlement hors cour dans l’affaire de la poursuite en diffamation relative au livre Noir Canada illustre à quel point le droit québécois qui prétend protéger la réputation se révèle de plus en plus liberticide. Non seulement, un ouvrage critique sur des questions éminemment importantes pour le public sera retiré de l’espace public. Mais en plus, l’éditeur est obligé de consacrer ses ressources à «indemniser» une société multimilliardaire! Il est loin le temps où le Québec décidait d’inscrire le droit à l’information à la Charte québécoise des droits de la personne. Désormais, il faut faire le douloureux constat que le droit à la réputation engendre des risques démesurés pour la liberté d’expression, de la presse et le droit du public à l’information.

Par Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public (CRDP) de la Faculté de droit de l'Université de Montréal, titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l'information et du commerce électronique et directeur du Centre d’études sur les médias.

Le règlement hors cour dans l’affaire de la poursuite en diffamation relative au livre Noir Canada illustre à quel point le droit québécois qui prétend protéger la réputation se révèle de plus en plus liberticide. Non seulement, un ouvrage critique sur des questions éminemment importantes pour le public sera retiré de l’espace public. Mais en plus, l’éditeur est obligé de consacrer ses ressources à «indemniser» une société multimilliardaire! Il est loin le temps où le Québec décidait d’inscrire le droit à l’information à la Charte québécoise des droits de la personne. Désormais, il faut faire le douloureux constat que le droit à la réputation engendre des risques démesurés pour la liberté d’expression, de la presse et le droit du public à l’information. 

Mais comment en est-on arrivé là? En combinant deux ingrédients. Premièrement le penchant d’une partie de la magistrature à considérer que la liberté de presse pèse très légèrement en face du droit «sacré» des personnes, physiques et morales à leur réputation. Deuxièmement en faisant naïvement la promotion  d’une éthique médiatique culpabilisante cultivant une représentation des médias comme étant de dangereux prédateurs qui terrassent la réputation des honnêtes gens!

Car les poursuites-bâillons sont encouragées par la portée étendue qui est donnée au droit à la réputation en droit québécois. Ce droit a acquis une troublante suprématie sur la liberté d’expression. Il est aujourd’hui si étendu qu’il peut être mobilisé afin de faire taire les critiques. Dans Société Radio-Canada c. Néron, la majorité de la Cour suprême a choisi d’inclure dans le champ de la faute, des faits et gestes qui relevaient jusque-là de l’exercice normal de la critique engagée. Du coup, le champ de ce qui peut être tenu pour constituer un comportement fautif à l’égard de la réputation d’une personne s’est trouvé à être considérablement élargi.

Ce qui a engendré cet élargissement est la confusion que l’on a réussi à introduire dans les analyses que les tribunaux font des gestes de ceux qui publient des informations. Dans la décision Néron, la Cour a importé les raisonnements tirés d’évaluations éthiques, en l’occurrence les critiques de l’ombudsman pour déduire une faute. L’ombudsman raisonnait à partir de perspectives éthiques: il mettait en question l’allure pamphlétaire du reportage incriminé. Cela pouvait heurter les valeurs éthiques ; il est assurément légitime de promouvoir une conception élevée de l’éthique. Mais là où l’équilibre a été rompu, c’est lorsque la Cour suprême statue que de ne pas adhérer à ces canons éthiques constitue une faute au regard de la loi.

Depuis la décision Néron, les personnes qui s’expriment sur des questions d’intérêt public peuvent se voir reprocher de méconnaître le droit à la réputation d’une personne publique simplement en étant injuste à son égard. Or, le débat public sur une controverse peut parfois donner lieu à des propos qu’on peut trouver injustes ; c’est souvent dans la nature même des débats mettant en présence des visions opposées. 

Dans notre système de droit, une décision de la Cour suprême a des conséquences majeures. La Cour indique des raisonnements, des marches à suivre pour les tribunaux qui seront saisis, dans le futur, de questions similaires. C’est le type de raisonnement exprimé dans la décision Néron qui rend aujourd’hui possible les poursuites bâillons comme celle qui a engendré la censure du livre Noir Canada. Depuis cette décision, les tribunaux décident régulièrement que le fait d’avoir été « inéquitable » peut constituer une faute. Or, comment un regard critique sur des situations qui interpellent l’intérêt public est-il possible si celui-ci doit se confiner dans un lit de procuste éthique pour pouvoir alerter le public sur ce qui lui semble constituer un dysfonctionnement ?

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La préférence marquée pour le droit à la réputation est le véritable verrou qui dans le droit québécois actuel permet la plupart des poursuites-bâillons. C’est ce qui a mené à la situation de censure qui découle de la conclusion de cette affaire devant les tribunaux. Pour vraiment décourager les poursuites-bâillons, il faut recadrer le droit à la réputation en le limitant aux propos qui sont vraiment abusifs par opposition aux commentaires critiques – qui peuvent être sévères- sur les agissements d’une entité.  La Loi doit éliminer les facteurs qui permettent de mobiliser le droit de la diffamation et l’éthique des médias afin de faire taire les critiques. Il faut que la loi écarte le courant jurisprudentiel initié par l’arrêt Néron afin de baliser les situations dans lesquelles un média peut être poursuivi. 

L’épisode Noir Canada démontre les limites de l’actuelle loi sur les poursuites-bâillons. Tant qu’on n’aura pas effectué un recadrage assurant un véritable espace de liberté de critique, les bricolages procéduraux comme ceux qui ont été adoptés pour tenter de limiter les recours abusifs ne font que compliquer encore plus les dédales judiciaires quand ils ne contribuent pas à rendre encore plus intenable la position des médias qui ont des moyens limités. Si l’affaire Noir Canada peut avoir du bon, c’est de rendre cela très clair!

 

À lire également, la lettre ouverte que signent Pierre Trudel et un collectif d'intellectuels dans Le Devoir.