L’Afghanistan, guerre de mots
Le traitement du conflit afghan par les grands quotidiens francophones apparaît comme un exemple particulièrement abouti de «press-release journalism», ou «journalisme de communiqué de presse». En s’appuyant essentiellement sur les sources gouvernementales et en restant dans les limites d’un discours consensuel, ces journaux fournissent au public des informations incomplètes ou approximatives. Ils contribuent également à véhiculer la version officielle d’une intervention alliée non guerrière et désintéressée, qui trouverait ses racines dans la lutte contre le terrorisme et pour la liberté.
Pascale Rose Licinio, Université Concordia |
Le traitement du conflit afghan par les grands quotidiens francophones apparaît comme un exemple particulièrement abouti de «press-release journalism», ou «journalisme de communiqué de presse». En s’appuyant essentiellement sur les sources gouvernementales et en restant dans les limites d’un discours
consensuel, ces journaux fournissent au public des informations incomplètes ou approximatives. Ils contribuent également à véhiculer la version officielle d’une intervention alliée non guerrière et désintéressée, qui trouverait ses racines dans la lutte contre le
terrorisme et pour la liberté.
D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, la tendance générale au sein des quotidiens francophones est de ne pas utiliser le mot « guerre » pour traiter du conflit en Afghanistan.
Certes, officiellement, c’est dans une intervention alliée sous l’égide de l’OTAN et non dans une guerre que les troupes françaises et canadiennes sont engagées. Que les soldats luttent bel et bien contre des combattants organisés, à défaut d’une armée nationale, et que les termes, souvent trompeurs, d’ « opération de pacification » ou de « maintien de la paix » ne soient pas même employés ne semble pas changer la donne.
L’utilisation d’un vocabulaire euphémistique est donc de mise au sein des quotidiens français et québécois. Dans les pages dévolues à l’actualité nationale et internationale, la coalition ne fait pas la guerre mais se livre à « une intervention » ou à des « opérations militaires ». L’usage du terme « conflit » est par ailleurs universel.
Quelle que soit la nature du conflit en question, le lecteur est également bien en peine de savoir ce qui se trame dans le camp adverse à celui de la coalition.
L’ennemi auquel les troupes font face est rarement identifié de manière explicite. Reprenant le vocabulaire utilisé par les représentants de leur gouvernement, les journalistes du Monde, du Devoir et de La Presse utilisent souvent le terme d’ « insurgés ».
Il est rare de trouver des références précises quant aux origines, à l’organisation ou à l’idéologie de ces insurgés. L’objectif annoncé par la coalition au début du conflit était de mettre fin à la présence de terroristes affiliés à Al Qaïda dans les montagnes afghanes. Fin 2008, les ennemis, lorsqu’ils sont nommés, sont devenus les talibans.
Le Devoir nous apprend bien dans sa foire aux questions en ligne sur l’Afghanistan que « les talibans et Al Qaïda travaillent main dans la main », mais dans leur traitement de l’actualité les quotidiens expliquent rarement la nature des liens entre les deux groupes ni leurs caractéristiques respectives. Un paragraphe suffirait pourtant souvent à souligner ne serait-ce que le caractère multiforme et variable (en fonction des alliances entre les factions) de ce camp.
Des données sont pourtant connues. Certains articles de fond dans les journaux et magazines français et québécois en ont traité. A la télévision française, sur France 5, suite à la mort le 22 novembre 2008 d’un soldat français en Afghanistan, l’émission C dans l’air a réuni des experts de la question afghane qui ont très clairement présenté ce camp adverse.
Au mois de novembre 2008, seul un article de La Presse permettait de saisir la diversité que cache le terme général de « talibans ». L’article présentait un chef de guerre taliban et pakistanais. Il soulignait également que les quartiers généraux des ennemis de la coalition se trouvaient dans les montagnes qui traversent les frontières afghane et pakistanaise.
Les dirigeants politiques sont les champions de l’utilisation d’un vocabulaire générique ou approximatif. Le 23 novembre, la ministre française de l’Intérieur faisait référence à « la nébuleuse islamique » pour qualifier le camp adverse. La citer contribuait donc à augmenter sinon la confusion du moins l’incertitude quant à ce camp adverse.
Ne pas mettre de nom sur ce camp adverse, c’est lui refuser le statut d’ennemi légitime. Le vocabulaire employé pour décrire ce camp et ses actions le place en fait dans la position d’un sous-ennemi. Bien souvent en effet les quotidiens ne font pas référence aux talibans mais à « la guérilla talibane », renforçant par ces termes le caractère illégal, souterrain et moralement inférieur de l’ennemi. A la différence d’une véritable armée, cette « guérilla » ne commet pas des actes de guerre. Elle perpètre des « violences », des « meurtres », des « enlèvements » et tend des « embuscades ».
On retrouve ici un phénomène décrit en 2004 par Mike Gasher à propos du traitement médiatique de la guerre en Irak : comme les combattants qui ont fait dérailler la machine de guerre américaine en Irak, les ennemis d’Afghanistan sont devenus retors, sournois, et leurs actes déloyaux. Là encore, citer le gouvernement ne fait qu’accentuer la tendance générale, le président français Nicolas Sarkozy ayant qualifié l’explosion de la mine qui a tué le soldat français de « piège meurtrier ».
Si l’ennemi de la coalition est retors, ses actions terroristes et son existence illégitime, le bien-fondé de la mission de la coalition est, lui, incontestable et incontesté. A nouveau, les articles ne fournissent aucun élément d’information en dehors des déclarations gouvernementales. Et comment ne pas se poser de questions quand on lit que le président français a déclaré qu’il fallait poursuivre « l’engagement de la France au service de la paix et de la sécurité du peuple afghan », ou lorsque la ministre de l’Intérieur française qualifie l’intervention de « combat contre le terrorisme » – un terrorisme enraciné là-bas, qui s’il n’est pas contenu, pourrait menacer nos vies ici. Ces déclarations reposent seulement, en réalité, sur l’utilisation de principes sacro-saints au sein de nos démocraties occidentales qui suffisent à les rendre irréfutables, des principes tels que la défense de la paix et de la liberté, la libération des opprimés et la lutte contre l’obscurantisme. Elles mettent également celui qui remet en question cette rhétorique dans la position d’un anti-patriote et d’un ennemi de la démocratie en général. Pourtant, il n’est pas question ici de justifier les actes des « insurgés » mais bien de leur donner la dimension qui est véritablement la leur, celle d’actes de guerre.
D’un autre côté, les circonstances de la mort de chaque soldat français ou canadien tombé au combat nous sont relatées dans les premières pages des quotidiens avec un luxe de détails jamais atteints auparavant. Or, en refusant de qualifier le conflit de guerre, de nommer clairement l’ennemi et de lui reconnaître même le statut de combattant, les dirigeants français et canadiens n’ont pas préparé l’opinion publique aux chocs de ces décès. Et en se contentant de reprendre les déclarations officielles, sans fournir d’informations contextuelles, les quotidiens ont contribué à rendre ces chocs plus violents encore.
Le traitement actuel du conflit afghan dans les quotidiens francophones va à l’encontre des tendances encore minoritaires qui ont éclos ces dernières années au sein de la sphère journalistique en matière de traitement des conflits armés. Il va notamment à l’encontre des principes du « peace journalism » (journalisme de paix) qui encourage un intérêt accru pour l’inscription sociale et culturelle des conflits ainsi que leurs conséquences sur le long terme et préconise également de traiter avec autant d’intérêt et avec impartialité les camps qui se font la guerre.
Les experts des questions du Moyen-Orient et de l’Afghanistan, du terrorisme et des mouvements islamistes qui travaillent avec sérieux dans les instituts de recherche sont rarement mis à contribution pour le traitement quotidien de l’actualité. Ils sont pourtant souvent les seuls à connaître le terrain en profondeur et à pouvoir, souvent en quelques mots efficaces, fournir aux événements leur contexte.
Alors qu’un grand nombre de citoyens s’appuie sur les grands quotidiens, non seulement pour s’informer, mais aussi pour obtenir des analyses pertinentes de l’actualité, ces derniers devraient être avoir à cœur de rendre plus compréhensible la nature, ainsi que l’ampleur et la profondeur du conflit afghan. Aller dans le sens de la reconnaissance de la nature guerrière de ce conflit paraît être le premier cap à franchir.
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