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Le journalisme d’enquête en perte de vitesse: un mauvais calcul médiatique?

«On ne peut pas se passer de l’information», lançait Pierre-Paul Noreau, rédacteur en chef du Soleil lors d’une entrevue en décembre dernier. La population dépend donc du travail journalistique pour accéder à une information de qualité. Le journaliste se penche sur une thématique originale, en apportant de nouvelles perspectives et lorsqu’il enquête, il met souvent…

«On ne peut pas se passer de l’information», lançait Pierre-Paul Noreau, rédacteur en chef du Soleil lors d’une entrevue en décembre dernier. La population dépend donc du travail journalistique pour accéder à une information de qualité. Le journaliste se penche sur une thématique originale, en apportant de nouvelles perspectives et lorsqu’il enquête, il met souvent en lumière des événements passés sous silence. Mais depuis quelques années, une rumeur sourde se fait entendre, le journalisme d’enquête serait en perte vitesse.

«On ne peut pas se passer de l’information», lançait Pierre-Paul Noreau, rédacteur en chef du Soleil lors d’une entrevue en décembre dernier. La population dépend donc du travail journalistique pour accéder à une information de qualité. Le journaliste se penche sur une thématique originale, en apportant de nouvelles perspectives et lorsqu’il enquête, il met souvent en lumière des événements passés sous silence. Mais depuis quelques années, une rumeur sourde se fait entendre, le journalisme d’enquête serait en perte vitesse.

Par Alice Chiche, Arthur Darrasse et Thomas Duchaine, étudiants en journalisme à l’Université Laval

Ainsi, de moins en moins de journalistes prendraient le risque de chercher la vérité dans une affaire complexe ou de clarifier certains faits absurdes. Si cette rumeur est généralement admise comme un fait, qu’est-ce qui l’explique? Ignacio Ramonet, dans son ouvrage L’explosion du journalisme affirme que «certains genres plébiscités par l’opinion publique, comme le journalisme d’investigation ou le journalisme de reportage, sont déjà en voie de disparition. Parce qu’ils coûtent cher.»

Il est vrai que le journalisme d’investigation prend du temps pour obtenir des résultats concrets. Selon Mark Lee Hunter, journaliste et professeur à l’Université de Paris-II, une enquête ne peut être diffusée dans les médias sans qu’elle soit complète, à l’inverse du journalisme conventionnel qui est publié à un «rythme périodique», écrit-il dans L’enquête par hypothèse: manuel du journaliste d’investigation. Or, «lorsqu’il est bien fait, (il a) une qualité esthétique qui renforce son impact émotif», écrit encore Hunter. Si les journalistes d’enquête prennent le temps de vérifier chaque information, chaque source, c’est que le résultat recherché est plus ambitieux. Selon l’auteur, l’enquête n’est «pas seulement un produit, c’est un service (qui va) rendre la vie meilleure et les gens plus forts». Il ajoute: «les gens aiment les histoires qui leur apportent une valeur ajoutée […] et qui leur promettent plus de pouvoir sur leurs propres vies».

Ainsi, l’enquête serait peu rentable, mais aurait-elle potentiellement un large public? Est-il possible que l’idée que ce type de journalisme n’est pas rentable provienne de la pensée marketing soumise aux diktats du marché qui semble bien installée dans les grands médias?

Divorce outre-Atlantique

Il s’est opéré une raréfaction du journalisme d’enquête dans les grands quotidiens. «Nous sommes dans une phase de survie. Des patrons de presse trouvent que l’investigation coûte trop cher dans une période économiquement difficile», explique Jean-Philippe Ceppi, journaliste et fondateur de «Investigation.net», réseau suisse des journalistes d’investigation, dans une entrevue accordé au Temps en 2010. Il ajoute: «ce journalisme n’est plus un idéal, comme dans les années 1960 ou 1970, plus politisées, où nombreux étaient ceux qui se lançaient dans les enquêtes à risque. Notre époque est beaucoup moins politisée. Nous sommes dans un fossé générationnel. Il y a risque d’extinction de l’espèce».

En France, sont nés de nouveaux médias entièrement consacrés à l’investigation comme Médiapart ou Bakchich. Plusieurs journalistes issus des salles de rédactions de grands quotidiens participent à l’essor de ces nouveaux médias. On peut citer à cet endroit Edwy Plenel, rédacteur en chef de Mediapart et ancien rédacteur en chef du Monde ou Nicolas Beau, rédacteur en chef de Bakchich, ancien journaliste du Monde et de Libération. On assiste donc, en France, à un déplacement marqué du journalisme d’investigation vers des médias de «niche» qui se consacrent entièrement à l’investigation.

Faut-il pour autant en conclure que le journalisme d’enquête n’intéresse qu’une petite proportion du public français? «Nous sommes dans une société molle, qui ne croit plus à l'action collective. […] Pour un Eric Woerth mis en examen, un Charles Hernu démissionnaire, un Jacques Chirac condamné, même tard, combien de scandales révélés dans l'indifférence générale?», a déclaré Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard Enchaîné dans une interview à Télérama.

Pourtant les médias d’investigation en France se portent bien. Mediapart et le Canard Enchaîné, les références du genre dans l’Hexagone, font tous deux des bénéfices, et ce sans héberger la moindre publicité. Bien que les ventes du «Canard» aient reculé en 2012, le journal a tout de même enregistré des profits de 2,9 millions d’euros (4,4 millions de dollars). Quant à Mediapart, son rédacteur en chef annonçait en novembre dernier que le site internet payant devrait enregistrer un bénéfice net de 1 million d’euros (1,5 millions de dollars).

On voit donc que ces médias consacrés à l’enquête se portent mieux financièrement que la plupart des grands quotidiens. Il semble que l’intérêt du public pour ce type de journalisme soit toujours aussi vif. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart va plus loin. «C’est le journalisme d’investigation qui va sauver le métier. Ce n’est pas internet, qui n’est qu’un tuyau», a-t-il lancé lors d’un débat aux Tribunes de la Presse à Bordeaux, le 18 octobre 2013. Mais Mediapart comme le Canard Enchaîné sont souvent décriés pour leur statut de médias de niche, exerçant un type de journalisme particulier et s’adressant à un lectorat spécifique.

La situation des médias français nous laisse donc sur une question. Le journalisme d’enquête est-il condamné à divorcer des grands quotidiens pour continuer à exister dans un espace médiatique séparé?

Réinvestissement au Québec

Au Québec, la situation semble différente. Le divorce entre l’enquête et les grands médias n’est pas consommé. Radio-Canada, très actif dans ce type de journalisme, constitue l’exemple le plus évident. Plusieurs émissions phares comme Enquête et La Facture sont de véritables porte-voix de l’enquête. Or, Radio-Canada est une société publique. Est-il possible d’y voir un lien de cause à effet?

Pour Karina Marceau, ex-animatrice de l’émission J.E. à TVA et journaliste indépendante depuis 2004, l’enquête n’est pas en voie de disparition. Elle observe plutôt une recrudescence de ce type de journalisme au Québec. Pour elle, le point de rupture se situe à la fin des années 90 où éclate le scandale des commandites, culminant avec la création de la Commission Gomery en 2004. «Au tournant des années 1990-2000, c’était vraiment la traversée du désert en matière de journalisme d’enquête, raconte-t-elle. Mais là on s’est rendu compte que quand les journalistes fouillaient, on pouvait déterrer des histoires hallucinantes!» ajoute-t-elle.

Dans la foulée de ce scandale et notamment depuis la Commission Charbonneau, «on assiste à un réinvestissement des organes de presse dans l’enquête», affirme la journaliste. Elle cite, entre autres TVA, qui s’est récemment dotée d’une cellule d’enquête, «ce qu’on ne voyait pas au début des années 2000. Plus on va fouiller, plus on va investir, mieux se portera le journalisme, et mieux se portera la démocratie», martèle Karine Marceau.

Selon elle, l’aspect financier est important dans ces considérations: «ça coûte cher l’enquête, parce qu’on ne sait pas ce qu’on va avoir en bout de piste. Quand on a un bon scoop, c’est sûr que c’est un investissement pour les organes de presse, mais ça fait vendre», continue-t-elle. Bien que certains médias semblent avoir redécouvert cet aspect des choses selon Karina Marceau, une question se pose: Ont-ils sous-estimé la soif de vérité de la population? «Oui, absolument, lance-t-elle. Les citoyens en ont marre de se faire rouler dans la farine […] et ils apprécient le fait que le cinquième pouvoir travaille pour eux. […] C’est non négligeable dans le portrait général», soutient-elle.

Mauvais calcul?

Le journalisme d’investigation possède bien un public. Au Québec, comme en France, on constate que les grandes enquêtes continuent d’intéresser, voire de passionner. Si au Québec le journalisme d’enquête connait un regain au sein des grands médias depuis la Commission Charbonneau, on peut se demander si cet engouement n’est pas temporaire au-delà de l’exception radio-canadienne.

Il reste que si l’intérêt du public pour l’investigation existe, les grands médias se doivent de le satisfaire étant donné leur mission, surtout s’il s’agit de sujets qui sont également «d’intérêt public». La logique marketing qui a pris place au sein de la plupart des salles de rédaction prône que le journalisme de fond, qu’il s’agisse de reportage ou d’enquête, est trop coûteux et peu vendeur. Or, il est clair que le public s’y intéresse et est même prêt à payer pour ce qu’il offre.

Sous l’impulsion d’une idée préconçue, les grands médias semblent s’être déconnectés des préoccupations de leur audience. Le modèle journalistique en cours de construction pourrait donc faire erreur en excluant le journalisme d’enquête de son contenu.

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