Photo montrant une affiche du gouvernement du Québec pour gérer la pandémie de Covid-19.
La gestion des données lors de la pandémie de Covid-19 au Québec, tel que vu par les journalistes.

Les guerriers de données de la pandémie

Par Irene Ruby Pratka Flashback, avril 2020. Des files d’attente se formaient devant les épiceries. Des milliers de Québécois suivaient religieusement les fluctuations du nombre des cas de COVID-19. Entre deux conférences de presse, on se distrayait comme on pouvait, en faisant des quantités industrielles de pain aux bananes… ou en élaborant une énorme feuille…

Par Irene Ruby Pratka

Flashback, avril 2020. Des files d’attente se formaient devant les épiceries. Des milliers de Québécois suivaient religieusement les fluctuations du nombre des cas de COVID-19. Entre deux conférences de presse, on se distrayait comme on pouvait, en faisant des quantités industrielles de pain aux bananes… ou en élaborant une énorme feuille de calcul.

Nora Loreto, auteure et réalisatrice de balados, a décidé de répertorier les décès de COVID recensés dans des résidences pour aînés et milieux de travail industriels sur un document Google Sheets accessible à tous. « J’étais chez moi, je recevais la PCU [Prestation canadienne d’urgence], relate-t-elle. J’étais en train de monter une épisode de notre balado [Sandy and Nora, avec l’auteure ontarienne Sandy Hudson] sur les soins de longue durée, et je m’étais rendue compte que personne ne recueillait ces données systématiquement à l’échelle du pays. »

Dès lors, elle s’est mise à passer plusieurs heures par jour à éplucher des avis de décès, des communiqués gouvernementaux et des journaux locaux d’un océan à l’autre. Elle a également fait de nombreuses demandes d’accès à l’information. En l’espace de quelques semaines, son document est devenu une référence nationale. « La mortalité dans des centres de soins de longue durée a été atroce, et comment est-ce qu’on le sait? » demande Zane Schwartz, cofondateur de l’Investigative Journalisme Foundation, un organisme canadien-anglais de journalisme de données d’enquête. « Parce qu’il y a des gens qui suivent ces données-là de près et les rendent publiques. »

Nora Loreto fait partie d’une cohorte de chercheuses et de chercheurs bénévoles déterminé•es à exposer les lacunes du système de santé avec des données. L’Estrien Hal Newman en est un autre. Journaliste et paramédic de formation, ancien pompier et consultant dans l’industrie des soins paramédicaux, Newman a lancé le média spécialisé bilingue La Dernière Ambulance/The Last Ambulance en février 2022. Il rédige des articles d’enquête sur le monde des soins préhospitaliers au magazine web The Rover, et il répertorie les failles dans le système de soins préhospitaliers : des manques d’effectifs, des échecs de communication ou des bris d’équipement qui laissent des municipalités sans service d’ambulance des heures durant et qui sont d’une fréquence déstabilisante. « On s’attendait à ce qu’il y ait d’autres journalistes qui couvrent le secteur préhospitalier, et on s’est rendu compte qu’il n’y en avait pas », dit-il de son équipe de bénévoles et pigistes. Sa page Facebook rejoint plus de 70,000 usagers par mois, et après plus d’un an de bénévolat pur, il peut compter sur quelques abonnements payants.

Hal Newman et Nora Loreto sont journalistes de formation, mais ils n’ont ni l’appui ni les ressources d’une grande salle de nouvelles. Pourtant, leurs données sont souvent utilisées par les grands médias.

Le cas Covid Écoles

Olivier Drouin, informaticien de formation et père de deux enfants, a fondé le portail web Covid Écoles Québec en août 2020, frustré par le manque de transparence autour des cas de COVID-19 dans les écoles publiques. Via les réseaux sociaux, il a fait appel aux parents et enseignants de l’informer de façon anonyme quand ils étaient informés d’un cas de COVID dans l’école de leur enfant. Son travail est rapidement devenu une ressource précieuse pour plusieurs journalistes. « Lors des éclosions en milieu scolaire, Olivier recevait des données qui, dans mon expérience, étaient plus fiables que celles du gouvernement », souligne Aaron Derfel, journaliste spécialisé dans la couverture des soins de santé au quotidien Montreal Gazette.

Pour Aaron Derfel, ces spécialistes font un travail précieux, dans un contexte où les plus-si-grands médias travaillent avec de moins en moins d’effectifs (la Gazette vient de perdre six journalistes dans une énième ronde de mises à pied). « Peut-être qu’il y a 30 ans, on aurait eu les ressources pour faire des enquêtes de la sorte à l’interne, dit-il. [Aujourd’hui], je dois couvrir plusieurs enjeux à la fois, alors qu’Olivier, par exemple, se sous-spécialise. J’ai pu écrire plusieurs textes grâce à ses données. »

« Les données sont la cheville ouvrière du journalisme d’enquête – si vous dites au gouvernement que ce n’est pas seulement l’opposition, mais leurs propres données qui disent qu’ils ont fait X, vous pouvez vraiment demander des comptes », dit Zane Schwartz, dont l’organisation répertorie des données publiques, mais difficiles d’accès, sur les sources du financement politique et le lobbying, entre autres. « Une des raisons pour laquelle il y avait tellement de bon journalisme de données citoyen pendant la pandémie, c’est que ce travail-là n’a pas été fait par des journalistes – parce que des journalistes, il y en a de moins en moins. » Les disparités raciales et socioéconomiques que Nora Loreto a décelé dans ses données ont d’ailleurs formé la fondation pour son dernier livre, Spin Doctors, un bilan critique de la gestion de la crise au Canada.

M. Schwartz mentionne que ce n’est pas toujours facile de catégoriser le travail des bénévoles – à partir de quand un travail de chercheur ou de lanceuse d’alerte devient-il un travail journalistique? « Pour moi, le lanceur d’alerte par excellence, ce serait quelqu’un comme Daniel Ellsberg, qui a transmis les Pentagon Papers au New York Times. C’était un service public incroyable, mais ce n’était pas du journalisme. Les journalistes recevaient l’information et faisaient le tri. Mais en fin de compte, que tu sois lanceur d’alerte, chercheur ou journaliste, ton but, c’est de sortir l’information. Le public ne s’intéresse pas vraiment à comment tu t’identifies. Ceci dit, les gens ont tendance à utiliser des termes comme “blogueur” ou “journaliste citoyen” pour discréditer des journalistes dont ils n’aiment pas le travail. »

« Multiplier notre force »

Pour les médias, la distinction entre un lanceur d’alerte et un collègue pigiste n’est pas toujours claire. Hal Newman et Nora Loreto, journalistes pigistes, ont tous deux été consultés par des médias qui ont par la suite omis de créditer leur travail. « J’ai eu des expériences incroyables avec certains médias, mais d’autres où j’avais l’impression de faire voler mes données », se rappelle M. Newman.

Il rêve de mettre sur pied un organisme qui forme et outille des journalistes citoyens dans la recherche des données et de faciliter la collaboration entre les salles de nouvelles et les bénévoles. « Ce serait fascinant de voir la Gazette, par exemple, réimaginer ses façons de faire afin d’outiller des journalistes citoyens etdes projets comme La Dernière Ambulance. Ça ne peut que multiplier notre force collective. »