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Quel est l’impact de la collecte de données sur la qualité du journalisme?

Dans le petit monde des publications en ligne aujourd’hui, les données sont reines. Et dans le but de générer du trafic sur votre site et ainsi de vous rendre attractif vis-à-vis des annonceurs, vous devez savoir tout ce qui est en votre pouvoir de savoir: ce qui va amener les lecteurs sur votre site, les…

Dans le petit monde des publications en ligne aujourd’hui, les données sont reines. Et dans le but de générer du trafic sur votre site et ainsi de vous rendre attractif vis-à-vis des annonceurs, vous devez savoir tout ce qui est en votre pouvoir de savoir: ce qui va amener les lecteurs sur votre site, les y garder, et les y faire revenir.

Par Ira Basen, éditrice de Future of News

Traduction d’un article publié initialement sur J-Source le 21 mai 2014

Que diriez-vous si vous saviez que quelqu’un surveille le temps ça vous a pris de lire une histoire sur votre site internet préféré? Et que cette même personne sache sur quel appareil vous avez lu cette histoire, quel chemin vous avez parcouru pour parvenir sur la page et combien de fois vous avez déjà consulté ce site?

Il y a de fortes chances que vous ne soyez pas très heureux de voir votre vie privée être épiée de la sorte. Vous vous plaindriez de l’ampleur de la surveillance dont nous sommes les victimes. Et vous vous demanderiez qui a donné à votre fournisseur d’accès ou au Centre for Strategic and International Studies (CSIS) le droit de vous espionner de la sorte.

Surprise! Il y a déjà des gens qui collectent ce genre de données, mais ils ne sont pas ceux que vous pensez qu’ils sont. Car les limiers sont en fait les éditeurs de vos sites de nouvelles préférés: le Globe and Mail, Gawker, CBC, BuzzFeed, le New York Times… ils s’y adonnent tous!

Eh oui! Ceux-là même qui raillent la malveillance des gouvernements qui espionnent, collectent assez de données sur vos habitudes en ligne pour faire concurrence à un agent du CSIS.

Les données sont reines

Dans le petit monde des publications en ligne aujourd’hui, les données sont reines. Et dans le but de générer du trafic sur votre site et ainsi de vous rendre attractif vis-à-vis des annonceurs, vous devez savoir tout ce qui est en votre pouvoir de savoir: ce qui va amener les lecteurs sur votre site, les y garder, et les y faire revenir.

Dans une certaine mesure, il n’y a rien de vraiment nouveau là-dedans. Les éditeurs ont toujours voulu savoir ce qui intéresse leurs lecteurs. Mais jusqu’à récemment, ils ne pouvaient compter que sur leur instinct, sur les résultats de sondages occasionnels ou de focus groupes.

Aujourd’hui, les données ont remplacé l’instinct, et il n’y a que très peu de questions qui restent sans réponses. Sauf peut-être la principale d’entre elles: quel est l’impact de toute cette collecte de données sur la qualité du journalisme?

Discussion avec Chartbeat

La course effrénée pour accumuler toujours plus de données sur les lecteurs en ligne est devenue une véritable nouvelle industrie. Il y a maintenant plusieurs compagnies proposant des outils d’analyses sophistiqués, mais la plus grosse reste Chartbeat, entreprise située dans un très grand bureau au sixième étage d’un immeuble de midtown Manhattan, juste au dessus de la légendaire librairie Strand.

Chartbeat a été fondée en 2009 et fournit aujourd’hui des données à environ 5000 éditeurs et compagnies dans le monde, incluant 80% des cinquante plus grands médias aux États-Unis ((Time, Forbes, Gawker), et quelques-uns au Canada, dont CBC.

J’ai récemment passé quelques heures dans les bureaux de Chartbeat pour parler avec Joe Alicata, qui gère la plateforme  et Adam Clarkson, un Canadien en charge de l’expérience client. Nous nous sommes assis face à un immense écran d’ordinateur mural et ils m’ont décrit quelle sorte de données ils accumulaient et comment ils les rendaient disponibles à leurs clients.

«Toutes les quinze secondes, nous recevons un bloc de données qui nous permet de savoir exactement où en est le lecteur dans la page», explique M. Clarkson. Nous savons s’ils ont utilisé la molette de la souris ou les touches du clavier, d’où ils viennent, à la fois d’un point de  vue géographique et de navigation, et combien de fois ils sont venus sur le site dans les trente derniers jours.»

Chacune de ces données est importante parce que de nos jours, le type d’histoires que les médias d’information couvrent et la manière dont ils les couvrent, sont largement déterminés en fonction du moment de la journée que les internautes consacrent à leur lecture et de l’appareil sur lequel ils lisent.

Par exemple, lorsque les gens lisent les informations sur leur téléphone pendant qu’ils se rendent au travail, quelques centaines de mots sous forme de liste (7 choses que vous devez savoir sur la loi électorale) génèrent plus de trafic qu’un article de 2000 mots.

L’engagement, l’engagement, l’engagement

La donnée la plus importante pour les éditeurs reste aujourd’hui ce que les gens de Chartbeat appellent «l’engagement», à savoir le temps que le lecteur reste sur chacune des pages. Plus vous restez sur une page, plus vous avez de chance de remarquer une publicité, et peut-être même de cliquer dessus. C’est pourquoi les annonceurs sont plus intéressés par les sites qui peuvent se targuer d’avoir des utilisateurs «engagés», plutôt que par ceux qui affichent un nombre élevé de pages vues.

Mais comment un analyste de données dans un bureau à New York peut-il savoir combien de temps cela prend de lire un article? La réponse se trouve dans la souris que vous tenez dans la main.

«Les utilisateurs lisent avec leur souris, raconte Joe Alicata. Ils nous démontrent qu’ils sont actifs sur la page avec un mouvement de souris toutes les 5 secondes environ. Nous utilisons ce critère comme un seuil. Lorsque ça descend en dessous, nous considérons qu’il ne lit plus. Lorsqu’il interagit de nouveau, nous remettons le chronomètre en route et considérons qu’il est de nouveau un utilisateur actif et engagé.»

Trop d’informations?

La quantité astronomique de données collectées et rendue disponible par des compagnies telles que Chartbeat est à la fois une bénédiction et une malédiction pour les rédacteurs et les éditeurs. Ils peuvent aujourd’hui adapter leur contenu pour rencontrer les besoins de leurs lecteurs, Avec une précision inconcevable il y a encore quelques années. Or, donner à ses clients ce qu’ils veulent est pratiquement toujours gage de succès en affaires.

De plus, essayer de faire croitre l’engagement en faisant en sorte que les lecteurs passent plus de temps sur les pages peut être une très bonne chose pour le journalisme. Les sites qui courent après les pages vues tendent à proposer des contenus superficiels. Mais si vous voulez que vos lecteurs restent quelques minutes sur votre histoire, vous avez plutôt intérêt à leur donner quelque-chose à lire qui vaille la peine.

D’un autre côté, trop d’informations peut aussi être dangereux pour la santé du journalisme. C’est bien de donner aux lecteurs ce que vous savez qu’ils apprécient, mais ce qu’ils ne veulent pas peut être tout aussi important et peut les amener à entrer en contact avec des histoires auxquelles ils n’avaient même pas pensé puisqu’ils n’avaient jusque-là pas conscience qu’elles existaient. Le grand journalisme propose des défis à ses lecteurs. Il ne les brosse pas dans le sens du poil.

Adam Clarkson raconte d’ailleurs que lorsqu’ils ont commencé à envoyer aux éditeurs un flot continu de données, certains d’entre eux leur ont exposé leurs préoccupations. Ils se demandaient où tout ça pourrait bien les mener.

Voilà ce que certains d’entre eux leur disaient: «Vous me dressez un tableau en temps réel qui me rapporte ce qui est populaire à un moment donné. Ça va juste me pousser à toujours réécrire sur les histoires qui génèrent le plus de clics. Ce sera sans doute des histoires de chiens écrasés, et donc pas nécessairement à la hauteur de la qualité que nous voulons proposer.»

À ceux-là, M. Clarkson répond: «Gardez le cap! Ciblez une audience spécifique et trouvez ce qui fit parfaitement entre cette audience et le contenu que vous proposez. En d’autres termes, ne courrez pas après une audience trop large en cherchant le plus petit dénominateur commun.»

De fait, les données très sophistiquées permettent aujourd’hui de fonder facilement ses choix éditoriaux sur des chiffres réels et non plus sur des suppositions. Mais peut-être est-ce devenu trop facile.

Écoutez le documentaire radiophonique d’Ira Basen,13 Fascinating Things You Probably Didn't Know About Online News, sur le site de CBC (en anglais).

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