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Scandale Armstrong – les journalistes dormaient-ils au gaz?

  Il a fallu plusieurs années d’attente avant que la nouvelle du dopage de Lance Armstrong soit rendue publique. Mais comment les journalistes sportifs pouvaient-ils ne pas le savoir?  Comme l’explique Robert Frosi, journaliste sportif à Radio-Canada et animateur de l’émission Culture physique sur les ondes de la Première chaîne, l’enquête dans le monde du…

 

Il a fallu plusieurs années d’attente avant que la nouvelle du dopage de Lance Armstrong soit rendue publique. Mais comment les journalistes sportifs pouvaient-ils ne pas le savoir?  Comme l’explique Robert Frosi, journaliste sportif à Radio-Canada et animateur de l’émission Culture physique sur les ondes de la Première chaîne, l’enquête dans le monde du sport est rare… et complexe. 

 

Il a fallu plusieurs années d’attente avant que la nouvelle du dopage de Lance Armstrong soit rendue publique. Mais comment les journalistes sportifs pouvaient-ils ne pas le savoir?  Comme l’explique Robert Frosi, journaliste sportif à Radio-Canada et animateur de l’émission Culture physique sur les ondes de la Première chaîne, l’enquête dans le monde du sport est rare… et complexe.

 

ProjetJ : Pourquoi a-t-on l’impression que personne n’a parlé de cette histoire, alors qu’elle était quand même soupçonné dans le milieu depuis plusieurs années?

Robert Frosi : Il y a quand même eu des  gens qui ont écrit sur Armstrong, qui s’interrogeaient. Le livre de Pierre Ballester et David Walsh, L.A. Confidentiel – Les secrets de Lance Armstrong, est un livre d’enquête absolument fabuleux. Mais le grand problème, puisque c’est du journalisme d’enquête : encore faut-il avoir les preuves ! Tous les médias n’ont pas 1) des journalistes  d’enquête dans le monde du sport; 2) des journalistes spécialisés en dopage. Celui qui a sorti une des premières histoires sur ce sujet à L’Équipe, c’est un journaliste à temps plein sur le dopage pour le quotidien français. Pierre Ballester a travaillé pendant plus de vingt ans sur le cyclisme. Il a du quitter d’ailleurs le journal L’Équipe, en fait on l’a mis dehors, parce qu’il faisait justement un peu trop d’enquête sur le vélo… Donc on est quelques-uns quand même à avoir travaillé sur des sujets de cyclisme, de dopage.

PJ : Mais Lance Armstrong, c’était difficile à ignorer, non?

RF : Maintenant, l’histoire de Lance Armstrong est énorme parce que c’est un champion sans précédent qui est attrapé.  Elle est énorme aussi parce que c’est le résultat d’une enquête de deux ans avec toutes les polices du monde, c'est-à-dire Interpol, le FBI et la DEA (Drug Enforcement Administration). Il faut remettre tout ca en contexte. C’est plus de deux ans d’enquête, avec des chassés-croisés avec  différentes justices, qu’elles soient suisses, italiennes, françaises et j’en passe. Des témoins, des laboratoires, des enquêteurs… Pour arriver à pincer un gars comme Armstrong, il a fallu la conjugaison de polices au niveau mondial, de justices au niveau international et de nombreux enquêteurs. Il fallait aussi des gens qui avaient la possibilité de proposer des deals aux délateurs pour arriver à avoir les témoignages des trois quarts de l’équipe de Lance Armstrong. Ça veut dire qu’on a proposé de sacrés trucs en échange quoi! Par exemple, des réductions de peine au niveau sportif qu’ils auraient encourus pour avoir avoué allègrement qu’on se dopait sous les ordres de Lance Armstrong. Plutôt que d’avoir trois ou quatre ans de suspension, ils ont eu six mois et en plus à la fin de leur saison.

PJ : Est-ce qu’on en a moins parlé par manque d’intérêt, de rentabilité ou de suivi des athlètes par les journalistes? Est-ce qu’on devrait mieux les suivre plus jeunes?

R.F : Non, je ne dirais pas ça. Le journalisme d’enquête est un genre tellement difficile, long, ingrat, où vous faites trois pas en avant, mais quatre pas en arrière, deux pas sur le côté et quatre de l’autre côté. C’est toujours un éternel recommencement. Il faut des preuves. Dans la plupart de  nos médias, on remplit toutes les fonctions; celui d’enquêteur, celui de prouver à nos avocats qu’on a des preuves hors de tout doute, avoir des témoignages de plusieurs sources qui sont les plus solides du monde. Ca demande un temps fou qu’on ne peut pas prendre dans la plupart des médias et qu’on ne peut pas faire à temps plein.  C’est toujours en plus d’autres sujets. On arrive à intercaler deux coups de téléphone, un rencontre, etc.,  avant de sortir une grosse histoire.

 En plus, avant de la sortir, il faut avoir l’aval de nos avocats, de notre service juridique. On se fait demander « Comment tu peux affirmer ca? ». Je peux l’affirmer parce que j’ai rencontré telle ou telle personne qui était prête à témoigner. Des fois, on protège nos sources. Car c’est elles qui pourraient devoir témoigner si jamais il y a une poursuite. C’est tout ca la pression qu’un journalisme d’enquête suppose. C’est pour ça que c’est long! Bien sûr que s’il y a du dopage chez les juniors, on va enquêter là-dessus. Il suffit d’avoir une information privilégiée et ensuite on creuse. Et c’est cette manière de creuser qui prend du temps. Des fois ça va vite parce que les gens veulent parler. Après, tout le travail, c’est de savoir si les gens qui vous parlent ont la crédibilité nécessaire. S’ils ne l’ont pas complètement, ou est-ce que vous allez chercher d’autres témoins, qui eux ont une crédibilité hors de tout doute?  Le travail, c’est toute cette complexité : tisser une maille, plus une maille, plus une maille, pour arriver à faire un filet qui soit solide.

P.J : C’est la même chose que faire une enquête sur la construction?

R.F : Il y a énormément de similitudes avec la Commission Charbonneau et les différents témoins qui y passent et le scandale de Lance Armstrong, où il n’est pas juste question de dopage. [Il a aussi été question d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent]

P.J : Est-ce que vous constatez qu’il y a de plus en plus de ressources affectées au travail d’enquête dans le sport ou bien il semble y avoir un manque d’intérêt du public pour ce genre de scandale?

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R.F : Honnêtement, c’est sûr que si l’émission Enquête de Radio-Canada décide de faire un sujet sur le dopage ou une malversation dans le monde du sport, ils auront beaucoup plus de moyens qu’un journaliste au service des sports de la même Société. Ce n’est pas pour les blâmer, au contraire, je dis bravo! Il faut des groupes comme l’émission Enquête, avec des personnes pour mettre en commun leurs différentes forces.

Étant donné que le sport est de plus en plus montré comme un spectacle, quand il se passe des choses comme celles-là, on est un peu à la remorque.  Quoique en matière de journalisme d’enquête, aux sports,  on a quand même sorti un certain nombre d’histoires qui ont fait jaser et donc certaines ont fait le tour du monde. Mais ce n’est pas facile. Des fois vous êtes en train de chercher quelque chose et vous vous apercevez que vous êtes complètement dans un autre domaine. Par exemple, trouver des médecins qui savent lire des protocoles pharmaceutiques, c’est pas facile.

Ce n’est pas juste le dopage pour le dopage, c’est savoir comment fonctionne un réseau. Des fois une histoire a des connexions avec des enquêtes policières. Et peut-être que les policiers connaissent d’autres policiers qui eux travaillent justement sur un dossier qui pourrait être intéressant. C’est comme ca qu’on avance aussi.

P.J : Est-ce qu’il y a un manque de compréhension de la part des journalistes des questions scientifiques liées au dopage, qui sont extrêmement complexes?

R.F : Notre métier a quand même beaucoup changé, beaucoup mué et beaucoup évolué. Un journaliste de sport, si je le compare a un journaliste d’il y a vingt ou trente ans, il ne fait plus du tout le même travail. Aujourd’hui on est amenés à traiter des sujets économiques, scientifiques, politiques, sociologiques et j’en passe. Donc chaque fois, si on veut bien faire sa job, il faut avoir un carnet d’adresses où on a les meilleurs spécialistes au monde. Mais ça, ca prend 10-15 ans. J’ai commencé il y a 17 ans mes premières histoires de dopage. Le carnet d’adresses que j’ai aujourd’hui, c’est 17 ans de travail!

P.J : On a accusé des journalistes d’avoir été complaisants et d’avoir fait de l’aveuglement volontaire dans le cas d’Armstrong. Est-ce que c’est vrai?

R.F : Absolument. Ca se passe dans n’importe quel domaine, pourquoi ca ne se passerait pas dans le domaine journalistique? Je vais vous donner un bon exemple. Le journal L’Équipe a un journaliste à temps plein sur le dopage. Mais les propriétaires du journal l’Équipe sont aussi les propriétaires du Tour de France. Ca n’a pas empêché l’Équipe de sortir en une qu’Armstrong avait testé positif au Tour de France 1999. Donc il y en a qui arrivent à ne pas fermer les yeux.

Maintenant, il y en a d’autres qui fermeront les yeux parce qu’il faut avoir des preuves. D’autres disent « On va pas cracher dans la soupe, c’est notre gagne-pain ». Il y a plein d’attitudes différentes. Bien sûr qu’il y a des journalistes qui ont fermé les yeux. La plupart parce que ce sont des journalistes du quotidien qui ne font pas d’enquête, qui vont rapporter tel ou tel match. Il y en a même qui sont amis avec des joueurs, qui vont jouer au golf avec eux et qui ne veulent pas perdre ces privilèges-là. Oui, ceux-là vont fermer les yeux…mais selon moi, ce ne sont pas des vrais journalistes.

Il n’y a rien qui empêche de trouver une finale du 100 mètres olympique absolument fabuleuse. Mais si vous vous arrêtez là, c’est dommage. Il faut aussi aller dans les coulisses pour voir ce qui se passe. Les deux ne sont pas incompatibles, au contraire. 

 

Pour en savoir plus

Émission Culture physique du 28 octobre 2012, incluant des entrevues et portraits avec des experts du cas Armstrong.