Une étude sur les nouvelles en pandémie explore le fossé entre les idéaux des journalistes et les réalités

par Nicole Blanchett et Anna Maria Moubayed Comment le journalisme produit au Canada se compare-t-il aux idéaux du métier et aux pratiques journalistiques du monde entier ? Dans le cadre d’une étude unique en son genre au Canada, après avoir passé en revue des milliers d’articles, nous commençons à mieux comprendre.  Le journalisme canadien est…

par Nicole Blanchett et Anna Maria Moubayed

Comment le journalisme produit au Canada se compare-t-il aux idéaux du métier et aux pratiques journalistiques du monde entier ? Dans le cadre d’une étude unique en son genre au Canada, après avoir passé en revue des milliers d’articles, nous commençons à mieux comprendre. 

Le journalisme canadien est plus axé sur le public et s’appuie davantage sur les avis d’experts que le journalisme de nombreuses autres régions du monde. Et bien qu’il y ait peu de distinctions entre les médias d’information anglophones et francophones au Canada, ces différences sont notables. Par exemple, les journalistes anglophones de notre échantillon ont fait référence aux émotions et ont cité les voix des citoyens plus que les journalistes francophones. 

Le projet Journalistic Role Performance (JRP) a été réalisé grâce à un partenariat international avec 36 autres pays. Il s’agit de la deuxième vague de l’étude ; le Canada n’a pas participé à la première. Les chercheurs de cette étude complexe ont recueilli près de 150 000 articles (dont plus de 3 700 au Canada) publiés en 2020 par des centaines d’organisations médiatiques des pays du Nord et du Sud. Ils ont utilisé une méthodologie éprouvée pour déterminer quels rôles journalistiques étaient présents dans ces articles : soit les rôles de chien de garde, interventionniste, civique, de service, d’infodivertissement ou de «facilitateur loyal». 

Ensuite, nous avons comparé les résultats de cette analyse de contenu à une enquête menée auprès de journalistes du monde entier pour mesurer l’importance qu’ils accordent à ces rôles et la fréquence à laquelle ils estiment que ces rôles sont joués dans leurs salles de rédaction. Au Canada, des entretiens avec des journalistes ont permis d’enrichir l’analyse. Les sites d’étude retenus devaient être d’envergure nationale.

Nous avons examiné les 12 médias grand public suivants :

Télévision : CTV National News ; CBC : The National ; Global National ; TVA Nouvelles 

22h

Journaux : Toronto Star ; National Post ; Globe and Mail

Radio : CBC Radio : World at Six ; ICI Radio-Canada Première : L’heure du monde

Médias en ligne : La Presse ; CBC.ca ; HuffPost Canada (qui a fermé en mars 2021)

Tous les types de reportages, de la chronique judiciaire à la politique en passant par le sport, le mode de vie et le divertissement, ont été examinés, pour autant qu’ils aient été produits par un journaliste travaillant pour l’un des sites étudiés. Les articles publiés ou diffusés qui provenaient uniquement d’un autre média ou d’une agence de presse, comme la Presse canadienne, n’ont pas été inclus. Les éditoriaux et les articles d’opinion ne sont pas inclus non plus. Les résultats préliminaires de l’équipe canadienne ont été récemment publiés dans Facts and Frictions.

Un aspect où le Canada se démarque est l’utilisation d’experts dans les reportages canadiens : cette pratique a été observée deux fois plus souvent que la moyenne des autres pays de l’étude. Cependant, tous les anciens journalistes de l’équipe de recherche ont estimé que le recours à un expert – défini aux fins de l’étude comme “des spécialistes dans leur domaine” – pour donner un contexte était la norme dans les salles de rédaction au Canada, et semblait encore plus pertinent dans le contexte d’une pandémie. Voici d’autres résultats, avec une brève explication de comment chacun des rôles journalistiques se manifeste en pratique. 

Chien de garde

Le rôle de chien de garde est au cœur des idéaux journalistiques : demander des comptes au pouvoir. Cependant, c’est aussi le rôle pour lequel nous constatons le plus grand écart entre son importance déclarée pour les journalistes, leur conception de la fréquence de son exercice et la production journalistique réalisée selon notre analyse de contenu. Les journalistes interrogés dans le cadre de l’étude ont indiqué que le manque de ressources était un facteur important dans la nature et la manière dont les sujets étaient couverts. Parlant de la nécessité de demander des comptes au pouvoir, un journaliste a déclaré : «Je n’attends pas de tous les journalistes qu’ils soient à la hauteur de leurs idéaux. Je ne pense pas que notre industrie soit structurée de manière à les soutenir dans ce domaine. Donc je ne considère pas les gens qui ont le temps de le faire moralement supérieurs à ceux qui n’ont pas le temps de le faire. » 

Ce manque de ressources pourrait également expliquer la quantité minime de reportages d’enquête trouvés dans le contenu analysé au Canada et à l’étranger. Les réduction d’effectifs  et l’augmentation de la charge de travail ont été soulignés par un autre journaliste qui a déclaré : « Quand vous lisez les descriptions de poste pour ce qui est attendu, c’est comme si vous demandiez un super-héros. » 

Rôle civique

Le rôle civique consiste à amplifier les points de vue et les droits des citoyens. On le voit souvent dans les reportages où un journaliste couvre une manifestation ou recueille l’opinion des gens ordinaires sur des décisions politiques. Les journalistes du Canada ont joué un rôle civique plus souvent que ceux de presque tous les autres pays, se classant au deuxième rang sur les 37 pays participant à l’étude du JRP. 

Mais certains éléments de la production journalistique associés à ce rôle expliquent ce classement élevé: notamment, l’utilisation des réactions des citoyens et les références à la façon dont les décisions politiques peuvent avoir un impact sur une communauté sociale particulière (par exemple, les minorités racisées ou de genre). Il existe également des différences dans les reportages entre les médias de langue française et anglaise. Par exemple, les médias anglophones avaient plus d’articles faisant référence à l’impact local, ce que nous avons trouvé quelque peu surprenant car nous étudiions principalement les médias nationaux et nous nous attendions à des reportages relativement plus régionaux dans les médias basés au Québec. 

Le type de média a également joué un rôle. Par exemple, les nouvelles télévisées présentaient le plus de reportages de style civique, suivies de près par les nouvelles en ligne. Le contenu radiodiffusé (radio et télévision) comprenait plus d’informations sur les activités des citoyens, comme les manifestations. Les voix citoyennes étaient moins présentes dans les journaux. Les informations en ligne comprenaient davantage de reportages sur l’éducation des personnes sur leurs devoirs et leurs droits en tant que citoyens, par rapport à toutes les autres plateformes. En ce qui concerne le rôle civique, nous avons également constaté le deuxième plus grand écart entre son importance perçue et la fréquence à laquelle il est exercé. 

Interventionniste

Avec le rôle d’interventionniste, le journaliste est présent dans le récit, ce qui se mesure, par exemple, par l’utilisation de la première personne ou la description d’une relation causale sans source à l’appui. Il s’agit d’un autre rôle pour lequel le Canada a un classement mondial élevé, soit troisième sur 37 pays. Deux facettes particulières du reportage de style interventionniste sont à l’origine de ce résultat : l’interprétation et l’utilisation d’adjectifs qualificatifs. Des mots comme « épique » (epic) pour désigner un bonhomme de neige ou « apocalypse » pour désigner un budget ont tous deux été codés comme des adjectifs qualificatifs. Mais ces deux exemples montrent ce qui pourrait être un problème avec la mesure – alors que « épique » peut simplement servir à décrire un bonhomme de neige géant, l’utilisation du mot « apocalypse » semblait plus exagérée et basée sur l’opinion. Dans l’ensemble, après analyse, nous pensons que le rôle interventionniste au Canada est moins axé sur le point de vue d’un journaliste que sur la nécessité d’aider le public à comprendre des événements ou des questions complexes.

Il convient également de noter que le rôle interventionniste représente le plus petit écart entre les idéaux et la pratique par rapport à tous les rôles. Néanmoins, les journalistes avec lesquels nous avons discuté avaient des opinions différentes sur ce qui était considéré comme un reportage équilibré. Par exemple, l’un d’entre eux a déclaré : « Je pense toujours que vous devez être impartial, juste raconter l’histoire. Maintenant, les chroniqueurs ont leurs opinions et c’est différent. Un autre a déclaré : « Je ne suis pas d’accord avec l’objectivité et le fait de donner une place égale à toutes les parties dans une histoire. Je dirais que c’est tombé en désuétude, et c’est tant mieux ». Ces remarques reflètent l’évolution des attitudes à l’égard des attentes traditionnelles en matière d’objectivité, qui font l’objet d’un débat dans l’ensemble du secteur.

Infodivertissement 

Dans le rôle d’infodivertissement, le divertissement du public peut prendre le pas sur l’information, mais cela ne signifie pas nécessairement que les faits et les reportages sont laissés de côté. Parfois, les reportages peuvent tomber dans le sensationnalisme, l’exagération et le recours injustifié au drame. Mais souvent, l’infodivertissemment consiste à intéresser le public à des reportages fondés sur des faits en utilisant des techniques de narration de base, comme des références aux expériences personnelles et aux émotions des sources. 

L’infodivertissement ne doit pas être considéré comme un classement négatif en soi si l’on examine de plus près la façon dont les reportages sont codés. Au Canada, l’utilisation d’émotions dans un article, que ce soit par la personne citée ou par le journaliste, est presque deux fois plus fréquente que dans la plupart des autres pays et plus fréquente dans les médias anglophones (comparativement aux médias francophones) et les journaux télévisés relativement aux autres types de médias. Les exemples d’émotions sont très variés, qu’il s’agisse d’un reportage sur un membre de la famille exprimant sa colère face au manque d’accès aux soins médicaux pour un adolescent mort en détention, d’une personne pleurant dans un reportage télévisé ou de l’utilisation de mots comme « heureux» dans un reportage sur un jeune Canadien participant à American Idol. Le fait qu’une émotion soit exprimée dans un reportage ne signifie pas nécessairement que le journaliste essaie de « divertir » le public d’une manière inappropriée. Les articles de cette étude sont codés sur la base de documents de recherche qui définissent six émotions de base : la colère, le dégoût, la peur, le bonheur, la tristesse et la surprise. Ces émotions sont souvent utilisées dans les contenus de divertissement pour rendre un article plus intéressant en donnant au lecteur ou au spectateur une idée de ce qu’une personne ressent. Par contre, un autre facteur qui a contribué aux scores globaux, le recours au sensationnalisme, était beaucoup moins fréquent dans les histoires canadiennes de notre échantillon par rapport à la plupart des autres pays, bien qu’un peu plus présent dans les médias français. Dans l’ensemble, l’infodivertissement est un rôle important dans les reportages canadiens – le pays se classe huitième sur 37. 

Le faible écart entre l’importance que les journalistes accordent au rôle de l’infodivertissement dans leurs réponses à l’enquête et la fréquence à laquelle il est effectivement pratiqué suggère que les journalistes canadiens acceptent plutôt bien et sont conscients de la façon dont l’infodivertissement est utilisé. Dans l’ensemble, notre analyse suggère que les nouvelles peuvent être à la fois divertissantes et informatives – plusieurs rôles peuvent être en jeu, même dans un seul reportage. « Nous devons nous assurer que nous sommes les premiers à offrir des informations utiles, contextuelles, intéressantes et, vous savez, amusantes, quand c’est approprié, sérieuses quand ce n’est pas le cas, a déclaré un cadre interviewé.

Rôle de service

L’information de service offre des conseils pratiques et des recommandations pour la vie quotidienne. Le Canada se classe au cinquième rang mondial pour ce style de reportage. Il pourrait s’agir d’un autre domaine où la pandémie a eu un impact sur la prévalence d’une fonction journalistique particulière. En raison de la période de notre collecte (au cours de l’année 2020, alors que la pandémie se déclarait), les reportages sur les meilleurs masques et désinfectants pour les mains, par exemple, étaient fréquents. 

Moyennes des rôles par média au Canada

Le journalisme de service semble également fortement influencé par le type de média. La prédominance de formats tels que les « listicles »pourrait expliquer pourquoi davantage d’articles en ligne proposent des astuces et des conseils, par rapport aux autres plateformes. Les informations destinées aux consommateurs sont également beaucoup plus fréquentes en ligne et dans la presse écrite qu’à la télévision et à la radio. Les nouvelles ayant un impact sur la vie quotidienne étaient plus fréquentes dans les contenus en ligne et les reportages télévisés, mais beaucoup moins à la radio et dans la presse écrite. L’écart entre les idéaux et la pratique était modéré – mais le rôle était plus important pour les journalistes interrogés par rapport à la fréquence de son apparition dans les reportages étudiés.

Facilitateur loyal

Lorsqu’ils agissent en tant que facilitateurs loyaux, les journalistes soutiennent le récit des gouvernements ou des élites sociales. D’après les histoires que nous avons codées, cette pratique est rare au Canada et peu présente dans la plupart des pays étudiés. Elle est toutefois plus courante dans les pays où la liberté politique, juridique et économique est moindre. Dans l’étude de JRP, un exemple du rôle de facilitateur loyal en action serait un journaliste sportif qui vante les mérites d’un joueur vedette. Il est également codé pour les histoires qui soutiennent les personnes en position de pouvoir, y compris les politiciens. En gardant à l’esprit la rareté du rôle de facilitateur loyal dans les médias canadiens de l’échantillon et les circonstances sans précédent de la pandémie, on constate une très légère augmentation de ce type de reportage au Canada lorsqu’il s’agit de la couverture de la COVID-19. Par exemple, un journaliste qui soutient les initiatives gouvernementales en matière de masquage, sans citer un responsable de la santé publique.

Comme l’a décrit un journaliste : 

«Si une personne des autorités de santé publique dit, écoutez, vous devez éviter les 

grandes foules ou les cohortes … cela me suffit, et je vais faire passer ce message et le 

renforcer, vous savez, si on me le demande … Je ne me sens pas obligé de le faire. Je 

pense simplement que c’est la chose responsable à faire en tant qu’être humain.»

Il est également intéressant de noter qu’à la suite de cette augmentation minime du rôle de facilitateur loyal dans les reportages liés à la COVID-19 au cours de la pandémie, d’autres recherches ont révélé une baisse de la confiance du public dans les nouvelles et une augmentation des perceptions selon lesquelles les médias n’agissent pas indépendamment des pressions politiques et commerciales.  

Sur la base de notre corpus d’articles, il y a si peu de preuves du rôle de facilitateur loyal dans les reportages canadiens que ces perceptions concernant les pressions politiques, ou ce qui pourrait être décrit comme un soutien inapproprié ou injustifié des récits du gouvernement, ne semblent pas être soutenues. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné, notre échantillon ne comprenait que des reportages d’actualité, et non des articles d’opinion et des éditoriaux plus polémiques. Cependant, de nombreuses recherches montrent que le public ne fait pas la distinction entre les nouvelles et les opinions, même lorsque le contenu est étiqueté, ou entre les nouvelles et la publicité native. Par conséquent, les organismes de presse doivent tenir compte de l’impact que peut avoir l’ensemble du contenu qu’ils publient sur la perception du public. Du point de vue de la plateforme, le rôle de facilitateur loyal était plus notable dans le contenu en ligne au Canada. 

Prochaines étapes

Nous avons recueilli beaucoup de données au cours des dernières années, et nous comptons réaliser d’autres analyses. Par exemple, en matière de faits divers et de nouvelles policières, selon l’analyse des facteurs qui mesurent le rôle interventionniste, comme l’utilisation d’adjectifs qualificatifs ou l’interprétation, ce rôle est plus répandu dans les médias de langue française que dans ceux de langue anglaise. De manière générale, le rôle interventionniste est beaucoup plus fréquent dans les reportages liés aux campagnes et aux élections au Canada. Ainsi, certains rôles journalistiques, et certains aspects spécifiques de ces rôles, sont-ils plus fréquents dans certains types de reportages et cela diffère-t-il selon la langue ?  

Les informations que nous avons recueillies peuvent également nous aider à mieux comprendre ce que les étudiants en journalisme doivent savoir avant de se lancer sur le terrain et, peut-être, plus important encore, comment soutenir  une industrie qui se bat pour conserver sa pertinence et maintenir la confiance du public.

Une conférence internationale aura lieu à l’Université métropolitaine de Toronto au printemps, où des universitaires du monde entier viendront partager leurs recherches sur l’évolution des rôles journalistiques en contexte de transformation. Des journalistes seront également invités à prendre connaissance de ces recherches et à les interpréter du point de vue de la pratique. En effet, les échanges  entre la recherche universitaire et les salles de rédaction permet d’améliorer la recherche et, potentiellement, le journalisme. Si vous êtes un journaliste et que vous souhaitez participer à cet événement, faites-le nous savoir.

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Définitions des rôles journalistiques du guide de codage JRP :

Facilitateur loyal : Les journalistes qui coopèrent avec les personnes au pouvoir et acceptent les informations qu’ils fournissent comme crédibles et ceux qui soutiennent leur État-nation, en donnant une image positive de leur pays.

Classement international du Canada : 23e

Infodivertissement : Utilisation de différents discours stylistiques, narratifs et visuels afin de divertir et d’agiter le public. Dans ce cas, le journalisme emprunte les conventions des genres de divertissement en utilisant des dispositifs de narration et en établissant des personnages et un cadre. Cela peut inclure l’utilisation d’émotions, qui peuvent être exprimées par une source ou par le journaliste.

Classement international du Canada : 8e

Chien de garde :

Le rôle de chien de garde vise à protéger l’intérêt public et à demander des comptes aux diverses élites au pouvoir, faisant office de « quatrième pouvoir ​​».

Classement international du Canada : 10e (pour le rôle « réel » de chien de garde).

Interventionniste : Journalisme dans lequel le journaliste a une voix explicite dans l’histoire et agit parfois comme défenseur d’individus ou de groupes dans la société. Selon les données de l’étude JRP, au Canada, l’interventionnisme est moins lié au point de vue du journaliste qu’à l’interprétation des événements en fonction des données disponibles.

Classement international du Canada : 3e

Civique :

L’accent est mis sur le lien entre le journalisme, les citoyens et la vie publique, et sur l’aide apportée aux auditoires pour qu’ils comprennent le sens de leur propre communauté et la façon dont ils peuvent être affectés par différentes décisions politiques.

Classement international du Canada : 2e

Service :

Le journalisme qui privilégie ce rôle fournit de l’aide, des conseils, des orientations et des informations sur la gestion de la vie quotidienne et des problèmes individuels (en anglais: news you can use).

Classement international du Canada : 5e