Journalisme: les écoles prennent le train de la révolution
Il n’y a pas que les salles de nouvelles qui ont intérêt à s’adapter aux bouleversements que connait la profession depuis quelques années, les formations en journalisme aussi. Toutes s’y mettent, avec plus ou moins d’ampleur.
Il n’y a pas que les salles de nouvelles qui ont intérêt à s’adapter aux bouleversements que connait la profession depuis quelques années, les formations en journalisme aussi. Toutes s’y mettent, avec plus ou moins d’ampleur.
Par Hélène Roulot-Ganzmann
Il y a trois ans, l’Université Laval est la première à dégainer.
«Ce n’est par un scoop, le monde médiatique, le champ journalistique est en pleine mutation depuis vingt ans, trente ans même, mais il y a une accélération depuis l’arrivée d’internet, et plus récemment avec l’apparition des médias sociaux, des téléphones intelligents, etc.», remet en contexte Thierry Watine, professeur au département d’information et de communication de l’Université Laval, et responsable du deuxième cycle en journalisme.
«Nous, il y a trois ans, nous nous sommes dit que nous avions deux solutions: ou on continue sur la lancée des années 80, avec un programme qui tourne rondement en journalisme, au risque de finir par être complètement à côté de la plaque. Ou on cherche à s’ajuster à la nouvelle donne. Clairement, j’étais directeur à l’époque et j’ai choisi de lancer une réforme majeure de l’enseignement du journalisme pour nous ajuster au changement tout en gardant un certain nombre de valeurs éthiques et déontologiques. Car il n’est pas question de faire table rase du passé en ne misant plus que sur les technologies, simplement parce que c’est dans l’air du temps.»
Salle de rédaction intégrée
Jean-Claude Picard, professeur agrégé à Laval et aujourd’hui responsable du premier cycle en journalisme, prend alors un congés sabbatique et s’en va voir comment les écoles prennent le train du changement en Europe et aux États-Unis.
«Tous les centres de formation que nous avons consultés en étaient à peu près au même niveau que nous dans leur réflexion, poursuit Thierry Watine. Il n’y avait pas d’exemples parfaits d’établissements déjà adaptés aux nouvelles technologies. Nous avons donc fait notre propre cheminement et au final, nous avons mis en place deux types de changements: un volet d’ordre logistique et un autre, pédagogique. Mon idée était d’imposer un nouvel environnement technologique pour m’assurer que la pédagogie suive, sans que nous ayons à entrer dans des débats sans fin à l’interne.»
Il y a deux ans, le département met en place une salle de rédaction intégrée avec centre opérationnel au milieu, un pupitre, et tout autour, quatre bureaux presse écrite, radio, télévision, web.
DESS à l’Université de Montréal
«L’idée, c’est que les événements sont traités au pupitre et sont déclinés sur tous les types de média, comme c’est souvent le cas aujourd’hui dans les salles de nouvelles modernes, explique Thierry Watine. Mais il fallu ensuite que nos cours s’adaptent à cette nouvelle structure et nous avons alors décidé de regrouper nos étudiants en production journalistique intégrée. Ça veut dire qu’aujourd’hui, ils ne se spécialisent plus dans un genre particulier, mais travaillent ensemble et font de la production multimédia, multitâche. Le but, c’est de former des futurs journalistes polyvalents.»
À l’Université de Montréal, la réponse aux changements est toute autre. Puisque la nouvelle est aujourd’hui partout présente et peut être publiée par tout un chacun via son téléphone intelligent, ce dont les journalistes ont besoin, c’est d’une expertise pour créer de l’information en contextualisant cette nouvelle, en lui apportant de la valeur ajoutée, croit-on. D’où, il y a dix-huit mois, l’ouverture d’un DESS en journalisme, qui dépend de trois facultés: arts et sciences, droit, et éducation permanente.
«Ce sont des gens qui ont déjà un premier cycle en physique, lettres, littérature, religion, sport même, et qui ont envie de communiquer sur leur domaine, de le faire connaître et d’expliquer certains phénomènes à la lumière de leur champ de compétences, explique André A. Lafrance, responsable du programme. Ils arrivent donc tous avec un bagage, un message, et nous allons leur apprendre à le mettre en forme et à trouver la meilleure façon de le délivrer, en tenant compte des bouleversements technologiques que traverse le métier.»
Approche philosophique
Ainsi les cours sont dispensés par des chercheurs de l’Université et par des journalistes encore sur le terrain ou qui se sont fraichement retirés. Alain Saulnier, ex-directeur de l’information de Radio-Canada, offre notamment un cours sur l’enquête journalistique, et Pierre Trudel, chercheur à la faculté de droit et fervent défenseur de la liberté de la presse, donne des munitions aux futurs journalistes en matière de protection de leurs sources.
«Dans nos cours d’habiletés, nous abordons bien sûr les nouvelles manières d’écrire, pourquoi choisir tel ou tel média, tel ou tel format, explique André A. Lafrance. Nous avons également un cours fondamental sur le journalisme et les nouveaux médias. Mais notre programme amène surtout les étudiants à réfléchir sur l’utilisation des nouvelles technologies, à se demander ce qu’elles apportent de plus et de mieux, à porter un regard critique aussi sur elles. Nous ne sommes pas dans la technique, notre approche est plus philosophique.»
Du côté de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), le programme en journalisme n’avait pas changé depuis 1995, alors que statutairement, il devrait être revu tous les dix ans…
«Ce qui ne signifie pas que les cours n’ont pas évolué, précise la toute nouvelle responsable du programme, Chantal Francoeur, chargée de piloter la réforme qui entrera en vigueur l’automne prochain. Les professeurs adaptent leur discours. Bien sûr, nous n’utilisons plus de cartouche en journalisme radiophonique et nous évoquons le journalisme de données.»
Maitriser tous les formats
À la rentrée, l’école des médias de l’UQÀM proposera onze nouveaux cours à ses étudiants en journalisme et parmi eux, des ateliers de photojournalisme et de journalisme sur internet, qui viendront compléter ceux déjà dispensés en presse écrite, radio et télé, une analyse critique de l’information journalistique, ou encore les technologies de l’information appliquées au journalisme.
«Pour mettre en place la réforme, nous nous sommes d’abord demandé ce qui ne change pas dans le métier, explique Chantal Francoeur. Recherche, analyse, traitement, esprit critique, etc., on garde. Ensuite, nous avons réfléchi à ce qui est nouveau dans la vie des journalistiques: médias sociaux, multiplateforme, le travail à la pige, les nouveaux formats, les nouvelles façons de raconter une histoire, le journalisme de données, etc. Il ne s’agit pas là forcément de nouveaux cours, mais tout ça sera nommé formellement dans les nouveaux descriptifs.»
Pas question en revanche à l’UQÀM de ne travailler plus que via une salle de nouvelles intégrée.
«En première année, on conserve les ateliers de presse écrite, radio et vidéo parce que les façons de raconter sont différentes, argue Chantal Francoeur. Il faut que les étudiants maîtrisent toutes ces formes pour qu’ils développent leur force sur chacun de ces médias et qu’ils sachent aussi ce qui leur plait plus et ce avec quoi ils sont le plus à l’aise. À partir de la deuxième année, ils travailleront de manière intégrée, en multitâche.»
À l’Université d’Ottawa (UDO), le premier cycle en journalisme est suspendu depuis septembre et il ne devrait pas y avoir de nouvelle cohorte avant la rentrée 2015. Pendant ce temps, un comité consultatif a été mis en place afin de repenser les programmes.
Journalisme de données et storytelling
«Ce qui en ressort pour l’instant, mais ce sera en bout de course à l’administration d’en décider, c’est de faire le virage vers le journalisme numérique en mettant fortement l’accent sur le journalisme de données, nous confie en primeur Marc-François Bernier, membre du comité consultatif et professeur au département de communication à l’UDO. Nous souhaitons monter un laboratoire, ce ne serait donc pas quelques heures, mais bien la volonté d’en faire notre spécialité en proposant un cours de deux sessions.»
Le storytelling devrait également prendre plus de place à l’intérieur du programme.
«Ce qui est important, c’est la pertinence de la narration, note Marc-François Bernier. Comment on va raconter telle histoire et telle autre? Est-ce qu’on met de la vidéo, des extraits audio, un diaporama pour souligner l’émotion de certains passages? C’est ça la convergence de métiers, qui étaient historiquement isolés, cloisonnés. C’est ce que les futurs journalistes vont trouver en mettant les pieds dans une salle de nouvelles, nous devons les y préparer», prévient-il, ajoutant que cette réforme nécessitera des investissements, et que ce sera donc à l’Université d’en décider.
Continuer à apprendre les fondamentaux
Si les départements de journalisme s’adaptent donc petit à petit aux bouleversements, il n’en reste pas moins qu’ils souhaitent demeurer des endroits où les étudiants apprennent les fondamentaux.
«Nous leur disons notamment de ne pas céder aux sirènes de la modernité, raconte Thierry Watine. Les tuyaux ne sont que des tuyaux. Ils devront donc continuer à produire une information de qualité et garder tout l’arsenal traditionnel, à savoir le travail d’écriture, la vérification, la mise en contexte, les principes éthiques et déontologiques, etc. Oui l’Université doit accélérer pour s’ajuster, mais elle doit aussi freiner pour prendre un peu de hauteur et réfléchir sur cette accélération.»
Tous avouent également courir derrière leurs étudiants en matière de nouvelles technologies et donc avoir au final, fait le choix de ne pas tenter de les rattraper.
«Qu’ils soient agiles à s’adapter aux outils, ça nous aide à parler de l’essentiel, estime le responsable du programme à l’Université Laval. Et l’essentiel, c’est très simple en journalisme: pourquoi tu veux parler de ce sujet, comment tu veux en parler, avec quels effets sur le public? C’est ça notre boulot, pas d’être des champions toute catégorie en matière d’outils techno.»
Chantal Francoeur et Marc-François Bernier sont tous les deux membres du comité éditorial de ProjetJ.
La semaine prochaine, ProjetJ s’intéresse aux formations en journalisme dispensées au collégial.
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