Comment les programmes en journalisme préparent les étudiants à devenir pigistes… ou pas
Le métier vit des bouleversements. Non seulement, le journaliste d’aujourd’hui doit être polyvalent, multitâche et multimédia, mais il doit aussi s’attendre, à un moment ou à un autre sa carrière, à être pigiste. Les écoles préparent-elles bien à cette nouvelle réalité? Elles prétendent que oui. Mais l’AJIQ se permet d’en douter.
Le métier vit des bouleversements. Non seulement, le journaliste d’aujourd’hui doit être polyvalent, multitâche et multimédia, mais il doit aussi s’attendre, à un moment ou à un autre sa carrière, à être pigiste. Les écoles préparent-elles bien à cette nouvelle réalité? Elles prétendent que oui. Mais l’AJIQ se permet d’en douter.
Par Hélène Roulot-Ganzmann
«Si la tendance se maintient, il y aura de moins en moins de places dans les salles de nouvelles et de plus en plus de nos étudiants vont devoir accepter l’idée d’être leur propre petite entreprise, reconnait Thierry Watine, professeur au département d’information et de communication de l’Université Laval, et responsable du deuxième cycle en journalisme. Or, quand on parle de pige, souvent c’est associé à précarité, à une carrière difficile. Moi je m’insurge contre cette vision. On peut être aujourd’hui un pigiste qui réussit économiquement et qui est heureux dans son métier. C’est le message que je tente de faire passer, sans nier pour autant que le marché soit devenu très serré, et que certains, notamment en début de carrière, puissent souffrir de la situation.»
Pas de cours spécifique sur la pige donc à l’Université Laval. On prépare les étudiants, d’abord en ne leur mentant pas sur la situation.
«On les pousse à se prendre en main, explique M. Watine. À ne pas attendre que le marché vienne à eux, mais à être le marché. On leur fait rencontrer des modèles de réussite. On leur donne des clés sur la gestion du temps, l’organisation du travail, la planification. Bref, on leur apprend l’indépendance.»
«Les crédits sont rares»
Même vision du côté de l’Université d’Ottawa (UDO), en pleine refonte de son programme en journalisme.
«Doit-on consacrer tout un cours durant une session à apprendre aux étudiants à développer des stratégies de mise en marché d’eux-mêmes? Est-ce qu’on doit leur donner un cours de gestion? Je ne crois pas et on ne peut pas tout faire, répond Marc-François Bernier, professeur au département de communication. En revanche, on va exiger que pendant leur présence chez nous, ils s’impliquent dans les médias étudiants et communautaires. Qu’ils aillent sur le marché, qu’ils se vendent.»
«Le business, ça s’apprend vite quand on a les mains dedans, assure-t-il. La stratégie, c’est plus compliqué. Comment aller chercher des clients, essayer de placer un sujet dans plusieurs médias en l’exploitant sous des angles différents et rentrer ainsi dans son argent, etc.? Quelques cours là-dessus, ce serait sans doute pertinent. Mais un cours de trois crédits, c’est impossible. Les crédits sont rares, il faut optimiser le plus possible les heures qu’on passe avec nos étudiants.»
L’UQÀM va de l’avant
À l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), le nouveau programme proposé aux étudiants dès l’automne prochain, proposera quant à lui, un cours destiné aux futurs pigistes.
«Dans le descriptif du cours, il est précisé «journalisme à la pige, synopsis, ça sous-entend, trouver les sujets et comment réussir à les vendre de façon convaincante, etc., explique Chantal Francoeur, la nouvelle directrice du programme en journalisme. Est-ce qu’on va y parler budget, travail autonome, gestion de son temps, ça va dépendre des professeurs.»
«C’est un peu ça le problème, estime Mariève Paradis, présidente de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Ça dépend surtout des professeurs, pas des programmes. Je suis heureuse d’apprendre que les universités tentent de plus en plus de préparer les étudiants à cette nouvelle réalité, au fait qu’un jour ou l’autre ils auront certainement à vivre de la pige, mais comment se fait-il que nous ne soyons pas interpelés sur le sujet? À l’AJIQ, nous sommes quand même les mieux placés pour parler de cette réalité, pour expliquer comment fonctionne le marché, ce à quoi il faut faire attention, etc.»
«On ne connait pas la loi sur le droit d’auteur»
Depuis plusieurs années, l’AJIQ fait la tournée des écoles pour présenter le journalisme indépendant, donner quelques conseils à ceux qui voudraient ou devraient débuter à la pige et expliquer qu’il est possible d’en vivre, même si ce n’est pas facile.
«Mais nous sommes considérés comme une association militante, donc pas toujours la bienvenue, regrette Mariève Paradis. Cependant, les portes s’ouvrent plus facilement ces dernières années, preuve sans doute que les responsables de programmes commencent à prendre conscience que nous pouvons vraiment être utiles à leurs étudiants.»
Si la présidente salue les initiatives mises en place dans les programmes, elle croit pourtant que celles-ci ne vont encore assez loin.
«Bien sûr qu’il faudrait un cours entier sur le journalisme à pige, affirme-t-elle. Sans même y aborder tout l’aspect gestion du travailleur autonome, qui peut s’acquérir ensuite sur le tas, ou via d’autres formations, il y a de quoi remplir un cours. Pensez que l’on gagne notre vie à écrire et qu’on ne connait même pas la loi sur le droit d’auteur! C’est comme si un plombier ne connaissait rien à la tuyauterie… il faut sensibiliser les étudiants au fait que tout travail doit être rémunéré, à l’importance de préserver ses droits moraux, etc. Au-delà même de savoir placer un synopsis.»
Simples séances d’informations
Mariève Paradis raconte d’ailleurs que Christiane Dupont et Pascal Lapointe, auteurs du guide Les nouveaux journalistes, entre précarité et indépendance, ont proposé un plan de cours sur la pige au Certificat en journalisme à l’Université de Montréal il y a plusieurs années de ça.
«Est-ce qu’il verra le jour, je ne le sais pas, ajoute-t-elle. C’est sûr qu’il y a des professeurs qui ont été pigistes eux-mêmes, qui sont capables de bien identifier les problématiques et qui les partagent avec leurs étudiants. Mais pour l’instant, ce n’est pas systématique et c’est bien regrettable.»
À l’Université de Montréal, que ce soit du côté du DESS ou du certificat, pas de cours spécifique sur la pige en effet.
«En fait, chez nous, ce sont les étudiants eux-mêmes qui organisent des séances d’informations et de rencontres avec des pigistes, qui sont finalement les mieux placés pour parler de leur réalité, partager leur expérience et répondre aux questions», estime André A. Lafrance, responsable du DESS.
Enthousiasme et confiance en soi
Retour à l’Université Laval, où selon Thierry Wattine, l’essentiel est de parvenir à injecter aux étudiants, une bonne dose d’enthousiasme et de confiance en soi.
«Si je prends l’exemple du journalisme international, développe-t-il. C’est certain qu’aujourd’hui, si vous demandez du fric pour partir, il n’y a pas une rédaction qui va accepter. C’est comme ça, c’est le marché. En revanche, vous pouvez annoncer que vous partez, et une fois sur place envoyer des topos. Oui, ça demande un certain investissement, mais il y a aussi le sociofinancement maintenant… ça demande surtout d’avoir confiance en soi, d’être conscient de ses talents, et de ses propres limites aussi.»
Et de regretter tout le cynisme actuel autour du métier de journalisme, véritable briseur d’ailes, selon lui, pour les pigistes en herbe.
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