De nombreuses journalistes contraintes de fuir la répression de la presse en Turquie
L’autoritarisme et la répression de la presse gagnent du terrain en Turquie, prévient Reporters sans frontières (RSF). À quelques mois des prochaines élections, et avec une nouvelle loi contre les « fausses nouvelles », il est de plus en plus difficile d’être journaliste en Turquie, particulièrement pour les femmes. Une situation qui pousse bon nombre d’entre elles à l’exil.
par Romain Chauvet à Athènes
« Pourquoi donnerais-je ma vie pour la Turquie ? » s’interroge encore Jinda Zekioğlu. Cette journaliste turque a pris la décision de fuir son pays, il y a quelques années, en raison du contrôle, des menaces et de la pression constante qu’elle dit avoir subis en exerçant son métier.
Selon RSF, 90% des médias nationaux sont sous le contrôle du pouvoir turc, dans un pays qui se classe au 149e rang sur 180 en ce qui trait à la liberté d’informer.
« La liberté de la presse est morte en Turquie » pense Jinda Zekioğlu. Très souvent accusée d’être une opposante politique lorsqu’elle travaillait en Turquie, en raison de ses origines kurdes, elle a dû se contraindre à publier des articles avec des pseudonymes ou dans d’autres pays. Malgré cela, la répression se faisait toujours sentir.
« C’est terrible pour les vrais journalistes en Turquie, ils ne peuvent ni parler ni écrire. Ils ne peuvent pas travailler », explique-t-elle, en comparant son pays d’origine à une prison.
Mais c’est véritablement lorsqu’elle était en train d’écrire un livre sur les persécutions et les déplacements forcés de plusieurs générations de femmes d’une même famille kurde, que la pression s’est encore plus accentuée. La police venait régulièrement contrôler son domicile, prenait des copies de ses écrits, et la menaçait.
« Si je publiais cette histoire, je savais que j’allais en prison. » Alors enceinte de sa fille, elle décide avec son mari de fuir et de se réfugier sur l’île grecque de Samos, située à quelques kilomètres à peine de la Turquie.
Depuis la Grèce, elle se sent libre et a pu publier son livre. Elle collabore maintenant à la version kurde du Monde diplomatique, un journal qui compte plusieurs éditions dans différentes langues.
Un cas loin d’être isolé
Des histoires comme celle de Jinda Zekioğlu, il en existe beaucoup. Comme elle, d’autres journalistes turques sont forcées à l’exil, tandis que d’autres encore renoncent à leur métier. La Coalition pour les femmes dans le journalisme (CFWIJ) dit avoir recensé au moins sept femmes journalistes qui ont quitté le métier dans les dernières semaines, seulement à Istanbul.
Rojda Oğuz a elle aussi fui la Turquie l’an dernier, après plusieurs années d’activité en tant que journaliste, marquées par des pressions régulières, des menaces et même à une arrestation en 2016 alors qu’elle était en train de couvrir des manifestations d’étudiants.
« Lors de ma garde à vue, la police m’a enlevé tous mes vêtements. J’ai été fouillée à nu. On m’a menacé constamment, en me disant que ma vie privée serait racontée à ma famille », se rappelle-t-elle. Elle a passé plusieurs mois en prison avant d’être libérée.
Des accusations ont par la suite été portées contre elle. Elle a récemment été condamnée en Turquie à dix-huit mois de prison pour « propagande terroriste ». Un verdict qu’elle dénonce, tout comme la Coalition pour les femmes dans le journalisme qui rappelle que « le journalisme n’est pas un crime ».
La CFWIJ soutient que la Turquie est désormais le pays qui exerce la plus grande violence envers les femmes journalistes. À cela s’ajoutent aussi les menaces de mort ou de viol proférées en ligne, et dont les femmes seraient les principales cibles.
Aujourd’hui, Rojda Oğuz n’exerce plus son métier. Elle est actuellement en Suisse, sans emploi. Tout comme Jinda Zekioğlu, elle dit recevoir de nombreux messages de collègues journalistes qui lui demandent comment quitter le pays.
De vives inquiétudes en vue des élections
La situation en Turquie préoccupe bon nombre d’organisations qui défendent la liberté de la presse, comme la Coalition pour les femmes dans le journalisme (CFWIJ), qui affirme que douze femmes journalistes sont actuellement derrière les barreaux dans ce pays.
Ces détentions s’expliqueraient par l’adoption d’une loi controversée, début octobre. Elle prévoit jusqu’à trois ans de prison pour la divulgation « d’informations fausses ou trompeuses ». Cela peut inclure, par exemple, des nouvelles dont le pouvoir considère qu’elles suscitent de la peur ou qu’elles mettent en danger la sécurité du pays.
Vingt-deux organisations de défense de la liberté des médias, de la liberté d’expression et de journalistes ont dénoncé cette loi et le flou qui l’entoure.
La directrice des opérations de la Coalition pour les femmes dans le journalisme, explique que quelques jours seulement après l’adoption de cette loi, neuf journalistes, dont six femmes, ont été emprisonnées.
Damla Tarhan Durmuş s’inquiète de l’atmosphère de panique que crée cette loi, à quelques mois des prochaines élections turques. « Nous sommes inquiets que le gouvernement tente de réduire au silence les voix de l’opposition en utilisant la censure pour protéger son pouvoir et ainsi assurer sa réélection. »
L’organisation redoute particulièrement une augmentation des poursuites judiciaires et des emprisonnements de journalistes durant cette période électorale.
Les élections en Turquie auront lieu en juin 2023, sur fond d’une importante crise économique. Pour la première fois en vingt ans, la victoire du président Recep Tayyip Erdoğan pourrait être plus compliquée, selon plusieurs analystes.