Faire ses recherches de Tristan Péloquin : plongée dans les abîmes de la pensée conspirationniste
Entrevue de Philippe Lapointe
Journaliste d’enquête à La Presse, Tristan Péloquin a passé des centaines d’heures à fréquenter les conspirationnistes. Il a interviewé les leaders les plus en vue de la sphère complotiste, enquêté sur leurs activités, cherché à comprendre comment ils arrivaient à amener des centaines de personnes dans leur irrésistible vortex. Dans son livre chez Québec-Amérique, Faire ses recherches, il nous fait découvrir les stars de cet univers parallèle et déjanté. Et il se pose les questions : comment en sommes-nous arrivés là? Et que faire?
Philippe Lapointe
Ton livre a quelque chose de déprimant et en même temps d’un peu comique, tellement certaines croyances complotistes peuvent paraître farfelues. Pourtant, de toute évidence, beaucoup de gens ont « bu le Kool-Aid » et adhérent aveuglément. Les leaders, des gens comme Cossette-Trudel, Stéphane Blais et d’autres, ils croient vraiment en ce qu’ils racontent? Ou ils sont juste là pour le profit?
Tristan Péloquin
Ils croient vraiment aux histoires qu’ils racontent. Ces gens-là vivent dans un univers irrationnel, déconnecté de la réalité, amplifié par les chambres d’écho des médias sociaux. Les « croyants » trouvent une communauté avec des gens qui partagent les mêmes croyances, des gens par ailleurs parfois assez désorganisés mentalement. Pour les leaders, ça peut devenir payant. Ils demandent à leurs adhérents d’envoyer de l’argent, et ça marche.
Philippe Lapointe
Les mouvements comme Qanon existaient déjà, mais la pandémie a été un accélérateur pour les conspirationnistes?
Tristant Péloquin
Le cas Alexis Cossette-Trudel est un bon exemple. Il était déjà un des propagateurs du mouvement Qanon, s’inscrivait dans la mouvance d’extrême-droite identitaire comme La Meute et Storm Alliance, pro-laïcité, apôtres de la théorie du « grand remplacement » selon laquelle les élites veulent remplacer les blancs par les immigrants maghrébins et africains. Puis la pandémie est arrivée et il est devenu une star de la complosphère francophone.
Philippe Lapointe
Dans ton livre, tu racontes en détail les luttes fratricides entre les différentes vedettes complotistes, qui s’accusent mutuellement – entre autres – de conspirer avec les autorités contre les purs et durs du mouvement. Est-ce qu’il y a quelque chose qui les unit?
Tristan Péloquin
Comme ils voient des complots partout, ils soupçonnent d’autres organisations conspirationnistes de conspirer contre eux. Ils se chicanent souvent au sein d’un même groupe. Les Farfadaas ont éclaté à cause de conflits internes.
Ils ont tous une chose en commun : la méfiance envers les élites, ce qui inclut les gouvernements et les médias. Les stars du mouvement sont souvent des gens charismatiques, mais ils n’avaient pas de succès dans leur vie d’avant. Ce sont souvent des gens qui se sentent exclus de la société, en manque de reconnaissance sur le plan professionnel.
Philippe Lapointe
Comment expliquer qu’ils soient souvent associés aux mouvements d’extrême-droite?
Tristan Péloquin
S’il faut les qualifier politiquement, je dirais qu’ils sont plutôt de la droite libertaire et réactionnaire. Ils sont anti-gouvernements. Le paradoxe, c’est qu’ils qualifient les gouvernements en place de dictatures, tout en étant attirés par les leaders anti-démocratiques à la Donald Trump.
Philippe Lapointe
Plusieurs personnes pensent qu’on ne devrait pas parler des conspirationnistes, parce plus on en parle, plus on leur fait de la publicité et que cette promotion alimente leurs réseaux.
Tristan Péloquin
Ne pas parler d’eux, c’est leur laisser le champ libre. Il faut comprendre que les conspirationnistes vivent dans une réalité parallèle qui se déroule en dehors des médias traditionnels. Leurs sources d’information, et leur manière de répandre leurs théories, se passe les médias sociaux. Avec l’effet bulle, ou chambre d’écho, les croyances des adhérents vont en s’amplifiant. C’est la dynamique d’une secte religieuse.
Philippe Lapointe
Est-ce qu’ils sont dangereux?
Tristan Péloquin
Les mouvements conspirationnistes ne prônent pas la violence. Par contre, il y a beaucoup de gens en colère dans ces mouvements, et plusieurs ont de la difficulté à gérer cette colère. On peut toujours craindre qu’un individu émotionnellement perturbé passe à l’acte et commette un acte violent. Ils sont en colère contre le « système » et les élites, dont font partie les médias selon eux. Les conspirationnistes pensent que les journalistes leur mentent. Ils nous menacent de plus en plus ouvertement, font de l’intimidation, comme on l’a vu à Ottawa avec les camionneurs.
C’est la même logique qui a amené des jeunes Québécois à adhérer à l’État Islamique, tellement qu’ils ont voulu partir faire le Jihad en Syrie. Des gens qui se sentent trahis par le système, laissés pour compte, qui ont perdu confiance dans les institutions, sont révoltés contre les élites, tout-à-coup trouvent un exutoire dans une cause ou une croyance.
Dans tous les cas, ce processus est provoqué par l’algorithme de Facebook, qui favorise les commentaires extrêmes, ceux qui suscitent des réactions fortes. Ce que Facebook appelle pudiquement « l’engagement ».
Philippe Lapointe
Les idéologies conspirationnistes seraient la conséquence la plus radicale de la désinformation des médias sociaux?
Tristan Péloquin
Absolument. Les médias sociaux comme Facebook ne sont soumis à aucun arbitrage extérieur. Ils s’auto-réglementent et fonctionnent dans la plus grande opacité. C’est un enjeu majeur.