De gauche à droite : Alain Dufresne, président du Collège Radio Télévision de Québec (CRTQ); Julien Tremblay, animateur à CLHC, Baie-Comeau; Benjamin Ouellet à la console du CRTQ. (Sources: gracieuseté)

Journalistes en situation de handicap : les pionniers de l’inclusion

Voici les précurseurs qui font tomber les obstacles qui se dressent encore sur le chemin d’une carrière en ondes pour les journalistes qui vivent avec des limitations sensorielles ou motrices. Continue Reading Journalistes en situation de handicap : les pionniers de l’inclusion

Benjamin Ouellet n’est peut-être plus derrière le micro, mais son passage au Collège Radio Télévision de Québec (CRTQ), un centre de formation professionnelle privée de la Vieille-Capitale, a laissé des traces. On y trouve encore sur les consoles les indices qui ont été étiquetés en braille pour Ouellet, qui est aveugle.

Coureur de demi-fond avec une étagère à trophées bien garnie, Benjamin Ouellet a fait les manchettes dans son Kamouraska natal et ailleurs après avoir dépassé des concurrents voyants lors de compétitions régionales. « Quand on a envie… rien n’est irréaliste, » a-t-il dit à une journaliste de Radio-Canada en 2022, après avoir fini deuxième lors d’une course de cinq kilomètres.

Fasciné par le monde des médias depuis son enfance, il a appliqué la même attitude fonceuse à ses études au CRTQ. « À un moment donné, tu ne peux pas être exempté de certaines choses. On avait un cours où il fallait lire des publicités dans un certain laps de temps. Les personnes aveugles lisent moins vite que quelqu’un qui voit normalement, parce qu’on lit avec nos doigts. » Il a reçu des textes à lire en avance, pour se familiariser avec les textes, mais il perdait des points au même titre que ses camarades de classe quand il ne les lisait pas à la bonne vitesse. « On n’a pas baissé les critères, insiste-t-il. Le contraire aurait été injuste, tant pour moi que pour les autres. » Il tenait à performer selon les mêmes standards que tout le monde, parce qu’il était conscient que le marché du travail ne serait pas nécessairement aussi bien adapté qu’un studio scolaire. 

Cependant, malgré de bonnes notes et un stage réussi, malgré ses efforts et ceux de son mentor, Alain Dufresne, président du CRTQ, il n’a pas été en mesure de percer dans le marché de l’emploi en radio. Il étudie présentement en massothérapie.

« J’ai envoyé beaucoup de démos sans réponse, s’est désolé Benjamin Ouellet. Je m’attendais à ce que ce soit difficile [d’obtenir un emploi], mais je ne m’attendais pas à partir les mains vides. Honnêtement, c’était blessant. »

Alain Dufresne considère que les difficultés auxquelles Benjamin Ouellet a fait face démontrent un problème profond d’ouverture à la diversité dans le milieu journalistique québécois. Le CRTQ a encadré un autre étudiant aveugle il y a une vingtaine d’années, et les mêmes défis sont toujours présents. « Nous sommes en retard d’au moins 20 ans, déplore Alain Dufresne. L’industrie n’est pas prête à faire des changements où que ce soit. À la radio, au Québec, en français, c’est un peu comme si le rap n’avait jamais existé. Puis on fête le 50e anniversaire du rap. Alors, quand on a une vision en tunnel comme ça et que vient le moment d’inclure des gens qui sont différents, on part de loin, loin, loin. Il y a des efforts qui sont faits, mais moi, je ne les vois pas. »   

En octobre dernier, le CRTQ a été reconnu par l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) pour avoir soutenu trois diplômés récents en situation de handicap – Benjamin Ouellet, un jeune homme malentendant qui a préféré ne pas être nommé, et Julien Tremblay, 29 ans, qui vit avec une paralysie cérébrale.

Julien Tremblay est le seul des trois qui a décroché un emploi à temps plein dans le milieu de la radio. Il anime les émissions du midi et du week-end sur les ondes de CHLC à Baie-Comeau, sa ville natale. Dans le cas de Tremblay, Dufresne a envoyé la démo de son protégé à la radio sans mentionner son handicap. « J’ai appelé le directeur [de CHLC] et j’ai dit : “T’as de la difficulté à trouver des gens qui veulent travailler à Baie-Comeau? J’en ai un pour toi.” Je lui ai fait écouter la démo. Il m’a dit :“Il est bon. Quand est-ce que je pourrais le faire commencer?” J’ai dit : “Voici ce qu’il faut que tu saches…” »

Julien Tremblay est un animateur dont l’enthousiasme et l’énergie traversent les haut-parleurs. En studio, il est dans son élément. Son handicap affecte sa démarche, son équilibre et sa capacité de concentration. Il avoue qu’à son arrivée à la radio, il avait de la difficulté avec certaines tâches : « Il y a des choses qui me prenaient une heure et demie au début, mais maintenant, ça me prend cinq minutes. »

Alain Dufresne se réjouit du succès de Julien Tremblay, mais il digère mal le fait que Benjamin Ouellet et l’autre jeune homme n’aient pas pu se tailler une place dans l’industrie. En plus des attitudes, il mentionne que l’inaccessibilité de certains studios et l’absence de logiciels de montage sonore adaptés pour des personnes aveugles ou ayant un trouble auditif ou de coordination font partie des barrières potentielles. « Oui, il faut qu’on s’adapte, concède Alain Dufresne. Mais on passe notre vie à s’adapter! Passer de la mise en ondes avec des cassettes, au numérique, ça aussi, ç’a demandé de l’adaptation! »

Changement de l’intérieur

Il est difficile de savoir exactement combien de journalistes en situation de handicap travaillent dans les médias canadiens. En 2023, selon un sondage d’auto-identification, 2,2 pour cent des employés de Radio-Canada vivent avec un handicap. L’Association canadienne des journalistes recueille certaines données sur le handicap dans le cadre de son enquête annuelle sur la diversité, mais ne les partage pas en raison de la petite taille de l’échantillon. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) ne recueille pas de données sur le handicap. Ce qui est évident, cela dit, c’est que les journalistes handicapés se font entendre.

Lorsque le producteur de contenu musical Kai Black, qui est aveugle, a commencé à travailler chez CBC Radio One, à Toronto, il s’est rapidement rendu compte qu’il n’était pas seul : « J’ai rencontré deux [collègues] aveugles au cours de ma première semaine. J’ai constaté que les employés handicapés étaient respectés pour le travail qu’ils accomplissaient. Le principal défi était le recrutement. [Les candidats] avaient beaucoup de craintes de se lancer dans de nouveaux domaines. Ils redoutaient l’attitude des autres et doutaient d’eux-mêmes. »

Black a commencé à recevoir des appels de membres du personnel qui cachaient leur handicap ou qui ne savaient pas comment soutenir un collègue handicapé. Il a également remarqué que les personnes handicapées étaient sous-représentées dans les rédactions.

En 2018, à l’initiative de Kai Black, le diffuseur public anglophone a lancé CBC Abilicrew Placements for Excellence (CAPE), un programme qui propose des stages rémunérés aux aspirants journalistes et créateurs de contenu en situation de handicap. En tant que mentor, M. Black encadre des nouveaux collègues en situation de handicap par le biais du groupe de travail Abilicrew.

CAPE a pavé la voie à des personnes comme la réalisatrice Cathy Browne, basée à Vancouver, qui vit avec une déficience visuelle. Browne, 69 ans, a travaillé dans les relations publiques pendant des décennies. Pour elle, travailler chez le diffuseur public était le « rêve de toute une vie » – un rêve qu’elle croyait inatteignable. Une nuit de 2019, l’appel aux candidatures est apparu sur son fil Facebook. « Je pensais que j’étais trop vieille pour ça, » confie-t-elle. Mais elle a tout de même postulé en se disant : « Je n’ai rien à perdre! »

Browne a décroché un stage à l’émission de radio matinale Early Edition. À la fin de son stage, elle a été intégrée à temps plein en tant que réalisatrice associée. Elle encadre également des journalistes handicapés en début de carrière par l’intermédiaire d’Abilicrew et conseille les gestionnaires qui comptent du personnel handicapé dans leurs équipes. Selon elle, il y a « encore une certaine hésitation » quant aux accommodements accordés aux employés handicapés. « Nous devons briser les mythes et dire que [l’accommodement] est une solution assez simple qui a pour résultat un employé beaucoup plus efficace. » Déconstruire les mythes sur l’accommodement est un élément clé du tout premier plan triennal d’accessibilité du radiodiffuseur public, publié en 2023, qui vise à créer une « boîte à outils » pour les employés handicapés et leurs gestionnaires et à accroître leur participation aux initiatives de développement et d’avancement.

À Radio-Canada, il n’existe pas de programme de stages rémunérés pour les employés en situation de handicap en début de carrière. Un équivalent francophone du groupe de travail Abilicrew a cependant été lancé en octobre 2023 sous la direction de Rachel Desjourdy, responsable de l’accessibilité en entreprise.

Léonie Rosée Choquette, édimestre à Radio-Canada International, est co-porte-parole de ce groupe de travail. Elle a organisé plusieurs événements destinés à l’ensemble du personnel pour aider à « démystifier » le handicap, une étape sur un long chemin vers une plus grande inclusion. « Il y a encore un manque de compréhension sur ce que les personnes handicapées peuvent et ne peuvent pas faire, dit-elle. Le simple fait d’en parler est encore tabou. »

Le groupe a brisé la glace avec une table ronde mettant en vedette l’humoriste et animateur de balado William Bernaquez, qui est amputé d’une jambe en raison d’un cancer. « William a enlevé sa prothèse et on sentait la gêne au début, mais les gens l’ont apprécié, se souvient Léonie Rosée Choquette. Et c’était une excellente façon d’aborder le sujet de front! »

Black, Choquette et d’autres ont observé que les employés qui cachaient auparavant leurs difficultés commençaient à parler plus ouvertement de leurs expériences, à nouer des liens avec d’autres personnes vivant des situations similaires et à démanteler les tabous et les stéréotypes. « Il y a toujours eu des employés handicapés à Radio-Canada, mais maintenant on se rend compte quels sont les obstacles et on a des discussions pour les réduire », confie Rachel Desjourdy, qui est malentendante.

« Même à l’école, avant d’entrer dans l’industrie, on ne comprend pas toujours quelles sont nos capacités. Et en milieu de travail, il existe encore de nombreux tabous concernant la communication de nos capacités et de nos besoins. J’ai dû apprendre à ne pas m’excuser d’exister, apprendre à dire “Voici mes besoins et voici mes compétences.” » dit-elle.

« Le plus grand obstacle auquel j’ai dû faire face, c’est l’attitude des autres », a déclaré son collègue Jérôme Bergeron, journaliste et producteur malentendant, devenu conseiller en accessibilité après une décennie de travail comme réalisateur. « Mais ce n’est pas parce que quelqu’un d’autre te dit que tu ne peux pas faire quelque chose qu’il faut que t’arrêtes. » 


La personne signataire de cet article tient à remercier Cathy Katrib-Reyes et Simon Bassett de
CBC et Marc Pichette de Radio-Canada pour leurs contributions.

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Ruby Irene Pratka is a Montreal-based freelance writer, researcher and editor. Her work has been published in English and French in Vice Québec, Ricochet, Daily Xtra, Shareable and Canadaland, among other websites and magazines. She covers a wide range of topics but focuses on diversity and language policy. Originally from the U.S., she has been living the expat life since 2006. She has lived in eight countries and four provinces, but keeps coming back to the delights of Québec.