«La loi fake news est inapplicable » en France, selon Pierre Haski
Président de Reporter sans frontières et cofondateur de Rue89, le journaliste français Pierre Haski croit que la désinformation doit être combattue autrement que par les lois[1].
Une entrevue de Mathieu Robert-Sauvé
Quelle est votre perception de la Loi contre la manipulation de l’information[2], adoptée par la République française en 2018?
Cette loi a été une erreur. Dès 2017, durant la campagne électorale, Emmanuel Macron a subi beaucoup de désinformation. C’était l’époque de l’élection de Donald Trump aux États-Unis et du référendum sur le Brexit en Grande-Bretagne. En France, il y a eu les « Macron Leaks » qui avaient irrité le candidat à la présidence. Il était très monté! Il a promis de sévir s’il accédait au pouvoir. Il a tenu parole et fait adopter une loi contre les Fake News.
Le gouvernement a fait cette loi sous le coup de l’émotion. Elle ne tenait pas compte des mises en garde des gens qui connaissent le secteur de la production de l’information et de la vérification de l’information. Nous [porte-paroles de RSF] avons été consultés à l’époque par la ministre responsable, Françoise Nyssens.
Il n’y avait que l’Allemagne qui avait créé une loi contre la désinformation, la « loi fake news ». Et les deux lois sont des erreurs. Les deux sont impraticables.
Pourquoi la loi française, appliquée en période électorale, est-elle impraticable?
Parce qu’elle prévoit qu’un juge doit trancher en 48 heures qu’une information n’est pas juste. Or si un juge est saisi d’une fake news ou d’une nouvelle possiblement fausse sur internet, comment peut-il prendre une décision sur sa véracité si rapidement? Tout ce qu’il peut faire, c’est renvoyer le tout à la cour normale; et alors ça va prendre plus d’une année avant de se terminer; la fake news pourra avoir fait 14 000 fois le tour du monde… En attendant, les auteurs de fake news auront beau jeu de dire : « Vous voyez bien que nous ne faisons rien de mal puisque la loi ne nous contraint pas! »
Vous comprenez, cette loi cause plus de problème qu’elle n’en résout. Nous, journalistes, savons bien que la vérification de l’information, c’est difficile. Ça prend du temps.
De quelle façon la France est-elle touchée par les fake news?
La France est un pays où les idées extrémistes peuvent trouver un terrain fertile. Et je crois que l’extrême-droite française a été la première à mesurer le potentiel des réseaux sociaux sur l’opinion publique.
Je me souviens du site « Fdesouche » qui est né au moment où nous créions Rue89[3]. Les auteurs de ce site encourageaient les lecteurs à nous écrire et allaient jusqu’à plaider le faux pour stimuler les réactions extrêmes. Nous faisions un travail journalistique rigoureux et solide. Nous nous efforcions de publier des nouvelles vérifiées. Mais les militants contre-attaquaient avec force. Ils étaient très organisés, ils fonctionnaient en commandos.
Que voulez-vous dire par « plaider le faux »?
Ils suggéraient, par exemple, de convertir toutes les églises de France en mosquées sous prétexte qu’il n’y avait pas assez de lieux de culte pour les musulmans…
Ça faisait réagir les lecteurs, pour qui une telle conversion des lieux de culte était quand même inacceptable. Les musulmans étaient visés. C’était pour attiser les haines, les colères, du ressentiment…
Or, rien n’était plus faux que ces pseudo-conversions d’églises en mosquées.
En croyant ouvrir un site d’information transparent et honnête, nous avons plutôt ouvert la porte aux attaques contre notre contenu. Nous avons souffert dès ce moment-là des effets négatifs du web participatif… C’était l’avant-phénomène des fake news en somme. Dès que nous publiions des articles sur l’immigration ou l’islam, nous recevions des tonnes de messages envoyés par des militant. Ils ne discutaient pas de nos sujets, mais inondaient les espaces réservés aux commentaires de contenus idéologiques.
Y aurait-il eu une autre façon de contrôler la désinformation?
Oui, RSF a lancé le Journalism Trust Initiative il y a deux ans. Cela consiste à présenter une certification aux médias qui répondent à un certain nombre de critères. Avec quelques grands réseaux (BBC, Radio-Canada, etc.), on a établi une liste de critères de qualité journalistique, allant d’un cadre déontologique clair à l’habitude de publier des rectificatifs.
Parmi les critères de qualité, il y aurait par exemple : le fait d’engager des journalistes professionnels; la transparence sur la propriété des médias, etc.
Avec ce label de qualité, nous pensons pouvoir négocier avec les plateformes comme Google pour les pousser à revoir les critères faisant en sorte que les premières sources indiquées soient non pas les plus populaires mais plutôt les plus fiables…
L’idée, c’est de ne pas faire de listes noires des médias, mais des listes blanches…
Les médias traditionnels (télévision, radio, presse écrite) peuvent-il protéger le public contre l’invasion des fake news ?
Ils sont une partie du problème et une partie de la solution.
Une partie du problème dans la mesure où ils ont perdu beaucoup de crédibilité. Depuis 30 ans, l’opinion des gens envers la presse baisse d’année en année. Cette baisse de confiance est due au fait que les journalistes se sont gentrifiés.
En France, plus qu’ailleurs, tous les journalistes sortent des écoles de journalisme. 13 ou 14 écoles sont reconnues par la profession. Et pour rentrer dans une de ces écoles il faut déjà avoir « Bac+3 »… Vous avez une sélection sociologique du journalisme. Tout le monde sort des mêmes filières scolaires, universitaires.
Donc pas assez de diversité?
Voilà. Mais depuis une dizaine d’années, ça commence à changer parce que la profession prend connaissance de cette lacune et les écoles ont développé un système de bourses, de soutien à l’apprentissage. Le recrutement s’est déplacé dans les banlieues et ailleurs afin de casser ce déterminisme social.
Ça c’est la face négative de l’histoire. La face positive – quand je dis que le journalisme est une partie de la solution – c’est que malgré tout le journalisme répond à un certain nombre de règles professionnelles et déontologiques qui demeurent valables, indispensables même pour traverser la crise.
Il y a eu une période où, en raison des réseaux sociaux, on entendait dire qu’on n’avait plus besoin des intermédiaires journalistiques puisque ces gatekeepers, ces points de passage obligés entre l’émetteur et le public n’étaient plus nécessaires. Le journalisme aurait été un moment dans l’histoire de la transmission de l’information et que désormais, l’information passerait directement du producteur au consommateur.
Il est vrai que sur Twitter, vous pouvez accéder directement à la parole des hommes politiques, des sportifs, des chanteurs, etc. sans passer par un intermédiaire. Vous avez l’impression d’être en prise directe avec l’information. En fait, vous êtes en prise directe avec de la communication, et non avec l’information.
Donc réhabiliter le rôle du journaliste – celui qui vérifie, qui donne du sens, qui contextualise, qui analyse, qui décrypte – c’est absolument fondamental.
C’est cette bataille qu’on a en partie perdue au cours des 20 dernières années et qu’il faut relancer. Mais ça ne se fera pas du jour au lendemain.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste au sujet des fake news en France?
Je suis relativement optimiste mais pas forcément à court terme.
Nos sociétés polarisent. Vous avez d’un côté une partie des gens qui ne croient plus aux médias dominants et qui choisissent de s’informer par des médias alternatifs, vecteurs de toutes les manipulations et dérives. On le voit durant les campagnes électorales. Ça, c’est extrêmement négatif. Ça mettra beaucoup de temps à se résorber. Notamment parce qu’on a négligé l’éducation aux médias dans les écoles.
En France, on a un organisme qui s’occupe d’éducation aux médias. Or cet organisme, qui fonctionne très bien, a « raté » internet. Ce n’est pas la faute de l’institution, mais des parents qui ont eu peur d’internet… Ils y voyaient la pédophilie, l’addiction aux écrans, etc. Les parents ne voulaient pas qu’on initie les enfants à internet; ç’a mis du temps – je dirais une décennie – avant de s’y mettre. Une génération entière.
Résultat : un gamin de 13-14 ans qui arrive sur internet sans préparation, comment il fait pour distinguer une fake news d’une enquête du Monde pour laquelle 10 journalistes ont travaillé pendant un an ou d’une blague que vient de publier son copain?
Cet apprentissage est nécessaire pour que les citoyens de demain soient mieux préparés.
Mathieu-Robert Sauvé est journaliste au Journal de Montréal et candidat au doctorat à l’UQAM
[1] L’entretien avec Pierre Haski a eu lieu le 26 avril 2022 au café Les ondes, à Paris, dans le cadre de la recherche doctorale de l’auteur, sous la direction d’Alexandre Coutant, professeur de communication à l’UQAM. Nous estimons qu’en raison de l’intérêt des propos de ce journaliste français qui a près de 50 ans d’expérience, une synthèse destinée aux lecteurs de Projet J s’imposait.
[2] Surnommée « Loi infox » ou « Loi fake news », la loi dont il est question ici a pour nom officiel la « Loi no 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information ». Par souci de concision, nous la nommons Loi contre la manipulation de l’information.
[3] Premier média d’information 100% numérique de France, Rue89 a été créé en 2007.