Le Devoir grandit : une croissance qui ne se fait pas sans douleur
par Philippe Lapointe
Le Devoir va bien, très bien. Mais la croissance ne se fait pas sans douleurs, et plusieurs employés trouvent que ça va un peu trop vite.
« Le Devoir était un journal, il devient un média », résume son directeur, Brian Myles, qui est le premier à reconnaître les défis d’adaptation à la nouvelle réalité multiplateforme.
Il y a deux fois plus de journalistes au Devoir aujourd’hui qu’en 2016. Leur nombre est passé de 47 en 2016 à 102 aujourd’hui. Le grand responsable, le secteur numérique, bien sûr. On doit par ailleurs combler d’autres postes également, pour soutenir la croissance, aux ventes, aux finances, à l’administration.
« Le Devoir fonctionnait comme une grande famille, les journalistes décidaient quasiment entre eux qui couvrait quoi, de manière très collégiale », raconte une source à l’interne. « On fonctionne maintenant comme une entreprise. Il y a plus de gestionnaires ». Est-ce que ça affecte la qualité du journal? Même les inquiets admettent que non. « C’est le contraire qui est vrai » reconnaît-on, « le processus décisionnel est plus rigoureux, on sent une direction éditoriale claire ». Mais c’est moins le fun, et les journalistes s’en plaignent, surtout ceux qui ont connu l’avant-numérique, « dans le temps qu’on avait plus de temps pour fouiller les contenus » comme dit l’un d’entre eux avec une certaine nostalgie teintée d’un brin d’amertume.
Le problème, c’est aussi la rapidité de la croissance et avec elle, le rythme des changements. Avec le numérique, la charge de travail a explosé. « On fait maintenant de l’information continue, en multimédia, et ça n’arrête jamais », dit un journaliste. Avec autant de nouveaux employés, la culture interne change et plusieurs trouvent l’adaptation difficile. « Tout le monde est à bout », résume un journaliste. Tellement que la direction et le syndicat se sont entendus pour demander à la firme spécialisée Sarah-Jane Turcot Inc. une analyse du climat de travail, rapport qui a été présenté aux employés début novembre.
«Une bonne décision»
« Ça a été une bonne décision » évalue la présidente du syndicat, Andréanne Bédard, « la conclusion du rapport met le doigt sur un certain nombre d’éléments. Avec la direction, nous travaillons de concert pour améliorer le climat, identifier les enjeux, réduire les tensions ».
Directeur du Devoir depuis 2016, Brian Myles reconnaît que le changement occasionne des frictions. « On transforme un journal imprimé en un média multiplateforme. C’est majeur ». Myles ajoute que la pandémie accentue les difficultés de croissance. « Avec le télétravail, les gens se rencontrent moins. Il y a des journalistes qui sont au Devoir depuis deux ans et qui n’ont pas eu la chance de travailler avec leurs collègues autrement qu’en visioconférence. C’est tough »
La bonne nouvelle, c’est que Le Devoir rayonne davantage et continue sa croissance. À l’image de l’ensemble de la presse écrite, sa rentabilité reste toutefois fragile. À cet égard, Brian Myles cache mal son impatience devant la lenteur du gouvernement fédéral à accorder au Devoir le statut d’organisation journalistique enregistrée (OJE) qui lui permettrait de remettre des reçus fiscaux à ses donateurs.
En ce qui concerne les GAFA, Le Devoir n’a pas attendu la loi promise par Ottawa pour conclure des ententes sur les droits d’auteur avec Facebook, Google, Apple et Microsoft. Il profite des crédits d’impôts pour embaucher encore davantage, a créé un bureau d’enquête, et annoncé une entente avec la maison d’édition Somme toute pour publier des livres. Et Le Devoir n’exclut pas de développer éventuellement le secteur de la production télévisuelle.
Malgré les douleurs de la croissance, tous ceux à qui j’ai parlé pour cet article adhèrent au projet de transformation. Anciens et nouveaux journalistes ont en commun un impressionnant sentiment d’appartenance et une grande fierté de travailler au Devoir.
« On traverse ensemble une rivière assez agitée » dit un journaliste. « Mais on y arrive ».