Le Québec, champion du monde du fait-divers
Huis clos rejeté! Les médias ont gagné leur combat, les journalistes ont finalement accès à la salle d’audience dans laquelle se déroule l’enquête préliminaire au procès Magnotta. L’occasion de parler encore un peu plus de faits-divers dans une Province qui en est déjà très friande.
Huis clos rejeté! Les médias ont gagné leur combat, les journalistes ont finalement accès à la salle d’audience dans laquelle se déroule l’enquête préliminaire au procès Magnotta. L’occasion de parler encore un peu plus de faits-divers dans une Province qui en est déjà très friande.
Par Hélène Roulot-Ganzmann
Les statistiques sont implacables: selon Jean-François Dumas, président d’Influence Communication, les médias québécois offrent une couverture des faits-divers 49% supérieure à ce qu’elle
est dans le reste du Canada et 59% supérieure à la moyenne du reste du monde! Non seulement les faits-divers d’ici font la une des journaux et les grands titres des téléjournaux, à quelques rares exceptions près, mais même ceux qui viennent de l’étranger obtiennent une bonne place dans le palmarès des nouvelles les plus traitées
«Ça a explosé dans les années 90, estime Stéphane Baillargeon, journaliste et chroniqueur médias au journal Le Devoir. Au départ, le fait-divers était cantonné aux tabloïds, puis il a migré vers la télévision en continu, pour finir par s’implanter dans les journaux télévisés des chaînes généralistes. Le « virus » s’est propagé partout pour devenir le pilier de la production des médias au Québec. Il y a des endroits où on en trouve plus que dans d’autres, mais les places sont rares où l’on ne le traite pas du tout. La télévision publique s’y est mise à une époque où son téléjournal était en perte de vitesse, poursuit-il. Elle a couru après TQS et TVA et a fini par faire la même chose. Il y a même toute une époque où le journal de 18 heures commençait par quinze à vingt minutes de faits-divers avant d’enchaîner sur des nouvelles plus sérieuses.»
Traitement plus abondant qu’ailleurs, mais traitement moins sensationnaliste que dans les médias canadiens et américains, si l’on en croit toujours Influence Communication. Vraiment? Alors comment comprendre que l’été dernier, en pleine épidémie de noyades, la mère d’une fillette de deux ans qui venait de trouver la mort dans la piscine familiale, se retrouvait à témoigner sur TVA dès le lendemain du drame? Que quelques jours après la tuerie de Newtown en décembre dernier dans le Connecticut, le père d’une institutrice tuée, originaire de l’Estrie, faisait la une pour expliquer à quel point sa fille allait lui manquer… On se souvient également du traitement accordé en mai 2011 au procès du cardiologue Guy Turcotte, accusé d’avoir tué ses deux enfants.
Les journalistes, bien que tous éprouvés par ces quelques semaines d’audience, racontaient avec force détails, le nombre de coups de couteaux reçus par chaque enfant et les derniers mots du petit Olivier, implorant son père d’arrêter… des reportages qui ont choqué un certain lectorat, de sorte que le journal La Presse et quelques autres ont fini par avertir, au début des articles, de la violence des témoignages rapportés, sans pour autant alléger leur compte-rendu.
Magnotta, le fait-divers ultime
[node:ad]Si le juge a finalement permis aux journalistes d’accéder à la salle d’audience du procès Magnotta, reste que l’enquête préliminaire est sous le coup d’une ordonnance de non publication. Aucun détail ne filtre concernant les faits et les témoignages. Au Québec et au Canada du moins, parce qu’il est difficile de faire respecter l’ordonnance ailleurs dans le monde… et l’affaire Magnotta fait les manchettes un peu partout sur la planète. Depuis que le procès s’est ouvert lundi, mais surtout au printemps dernier, lorsque le corps dépecé de sa victime a été retrouvé à Montréal à côté d’une benne à ordures, et lors de la chasse à l’homme qui s’en suivit. Influence Communication note d’ailleurs que le 31 mai 2012, en seulement 24 heures, l’attention médiatique mondiale accordée à l’affaire Magnotta représentait le tiers de celle accordée au conflit étudiant durant tout le temps qu’a duré le printemps érable! La preuve qu’il n’y a pas qu’au Québec qu’on s’intéresse aux faits-divers.
Michaël Nguyen couvre l’enquête préliminaire au procès Magnotta pour le Journal de Montréal. Depuis lundi, il a doublé le nombre de ses abonnés sur twitter…
«Je comprends qu’il y ait des gens qui n’aiment pas le fait-divers et qui trouvent qu’on en fait trop, affirme-t-il. Mais ceux-là ne sont pas obligés de me lire. Il se trouve qu’au Québec, la population semble aimer le fait-divers, alors je leur en donne. Pour moi, l’important, c’est de bien faire mon travail, consciencieusement. De sortir de bonnes histoires du tribunal, des histoires qui vont permettre aux lecteurs de mieux comprendre notre système judiciaire. Pour cela, je me fixe mes propres limites déontologiques. Dans une affaire de viol, je vais plutôt écrire que telle personne a été violée à plusieurs reprises plutôt que donner des détails sordides. J’ai comme règle également, de ne pas dévoiler le nom d’une victime collatérale si cela n’apporte rien à la compréhension de l’affaire. Rien ne m’oblige à le faire, mais ce sont mes propres limites. Alors, comme nombre de journalistes, je travaille sous pression, je dois écrire beaucoup, et je ne dis pas que parfois, je ne regrette pas une tournure qui a pu mettre quelqu’un dans l’embarras… mais quand j’écris, j’écris pour être lu, j’écris pour mes lecteurs et j’assume.»
Aller plus loin que la nouvelle
Le fait-divers touche la population parce qu’elle peut s’identifier à lui. Elle lui permet également de se consoler: ça ne va pas si mal pour moi puisque c’est pire pour mon voisin… En 2011, Yves Boisvert, chroniqueur judiciaire à la Presse, expliquait lors d’un passage à l’émission de Télé Québec, Bazzo.tv, qu’il ne fallait pas confondre fait-divers et affaires judiciaires. Quatorze femmes qui se font tuer à Polytechnique, est-ce encore du fait-divers, demandait-il? Il y aurait, selon lui, un danger à trop mépriser le fait-divers, parce qu’il en dit long sur l’état de la criminalité dans notre société. À trop vouloir le cacher, une sorte de banalisation s’opère et il arrive des débordements que personne ne semble avoir vu venir. Mais à trop le porter sur la scène médiatique, ne risque-t-on pas non plus, volontairement ou non, de faire croire à la population que la délinquance augmente et que nous vivons dans une société de moins en moins sure? Alors que toutes les statistiques démontrent le contraire.
« Il y a peut-être un danger à mépriser le fait-divers, mais il y en a aussi un à en faire trop, estime Stéphane Baillargeon. Le fait-divers fait diversion: pendant qu’on le traite, on ne traite pas d’autre chose. L’information, ce n’est pas seulement ce qui se passe au coin de la rue. Idéalement, c’est la communication de toutes les nouvelles qui peuvent être utiles à la vie démocratique. Est-ce que les meurtres et les accidents le sont? J’en doute fort, répond-il tout en précisant qu’il n’est pas un anti-fait-divers primaire. Quand il est choisi, quand il est traité pour éclairer un problème de société, pas seulement par sensationnalisme, pour étaler du sang et du sexe, lorsque l’on va plus loin que la nouvelle en la mettant en perspective, économiquement, socialement, politiquement, il a toute sa place dans un média. Prenons le cas Magnotta, il y a du potentiel dans cette affaire. C’est le crime ultime, on se croirait dans un film… si on ne fait que rendre compte des témoignages au tribunal, on ne pourra que satisfaire un public avide de sensationnalisme. Mais on peut aussi y voir les symptômes d’une décadence et d’un rapport malsain à la technologie. Un fait-divers n’est pas toujours méprisable, ça dépend de ce qu’il dit de nous, et de la façon dont il est traité.»
Dans un article publié mardi en marge du procès Magnotta, Nathalie Collard, journaliste à La Presse, résume bien la pensée de nombre de gens de médias au Québec: «Même si cette histoire et ses détails nous dégoûtent, écrit-elle, il est important que les journalistes puissent la couvrir au nom de la liberté d’expression et du droit du public à l’information. Ces principes sont cruciaux et il faut les défendre même lorsque la cause nous déplaît. Le public doit simplement se rappeler (…) qu’il jouit aussi de la liberté de fermer la télé ou de ne pas lire le journal s’il en a envie.»
Ce à quoi Stéphane Baillargeon ajoute qu’une société a sans doute aussi les médias qu’elle mérite.