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Les coulisses du «Offshore Leaks»: ne tirez pas sur le messager

Frédéric Zalac est le seul journaliste québécois à avoir participé à l'immense enquête « Offshore Leaks ». Il raconte à Projet-J pourquoi l'information est livrée au compte-gouttes. Et surtout pourquoi les gouvernements se trompent de cible quand ils réclament le matériel d'enquête aux médias.   Frédéric Zalac est le seul journaliste québécois à avoir participé à l'immense…

Frédéric Zalac est le seul journaliste québécois à avoir participé à l'immense enquête « Offshore Leaks ». Il raconte à Projet-J pourquoi l'information est livrée au compte-gouttes. Et surtout pourquoi les gouvernements se trompent de cible quand ils réclament le matériel d'enquête aux médias.

 

Frédéric Zalac est le seul journaliste québécois à avoir participé à l'immense enquête « Offshore Leaks ». Il raconte à Projet-J pourquoi l'information est livrée au compte-gouttes. Et surtout pourquoi les gouvernements se trompent de cible quand ils réclament le matériel d'enquête aux médias.

Jean-Hugues Roy, professeur, École des médias, UQAM.

« Des nobodys ». Voilà comment le journaliste Frédéric Zalac décrit la plupart des 46 Québécois soupçonnés de fraude fiscale et qui intéressent tant Pauline Marois.

Journaliste à l'émission Enquête à Radio-Canada, Zalac et des dizaines de reporters du monde entier ont lancé une véritable bombe, le 3 avril dernier, en levant le voile sur la mécanique des paradis fiscaux. Une mécanique bien huilée, mais secrète. Elle a été partiellement révélée grâce à une fuite (d'où l'appellation « Offshore Leaks ») sous la forme d'un disque dur donné au Consortium international des journalistes d'enquête (International Consortium of Investigative Journalists; ICIJ), un organisme basé à Washington qui regroupe environ 160 journalistes de 60 pays. 

Sur ce disque dur se trouvaient 2,5 millions de documents au total: environ deux millions de courriels, les autres documents ayant la forme de fichiers PDF, de classeurs Excel, de bases de données, d'images (captures d'écran), etc.

Dans ces documents se trouvaient les noms d'environ 130 000 individus ou sociétés utilisant des paradis fiscaux. Parmi ces noms : quelque 450 Canadiens, dont 46 Québécois.

« Les gens imaginent des choses, qu'il y a parmi ces noms des politiciens conservateurs ou libéraux », dit Frédéric Zalac. La vérité, poursuit-il, « c'est qu'il y a très peu de cas qui sont d'intérêt public ». Pourquoi?

Parce les paradis fiscaux en cause sont peu populaires chez les riches Canadiens. Les deux firmes à l'origine de la fuite du « Offshore Leaks » sont basées aux Îles Vierges britanniques et aux Îles Cook (une dépendance néo-zélandaise au beau milieu du Pacifique). L'ICIJ a révélé que la plupart des personnes identifiées dans les documents vivaient en Chine, à Hong Kong, à Taïwan ou en Russie. Les Canadiens n'y sont donc qu'une fraction infime, moins de 0,5%. Les Américains n'y sont proportionnellement pas plus nombreux: à peine 4000 (environ 5%).

« Il y a probablement des milliers de Canadiens qui ont des comptes offshore », explique Zalac. Seulement, ils utilisent des paradis fiscaux différents que ceux sur lesquels la fuite a jeté un éclairage.

Un Canadien ciblé

Tout à commencé à la mi-août 2012 quand l'ICIJ a fait parvenir à Frédéric Zalac la liste des 450 Canadiens dont les noms et adresses apparaissaient dans les documents. « Ma première tâche, raconte-t-il, ç'a été de passer les noms dans Google, dans Eurêka, dans Canlii, dans le Registre des entreprises. Ça m'a permis d'identifier environ 70 noms potentiellement intéressants. »

L'étape suivante a été un voyage à Washington, à la mi-septembre. C'est que l'ICIJ conserve précieusement ses quelque 260 gigaoctets de fichiers. Pas question de partager 2 millions et demi de documents explosifs sur Dropbox! Zalac devait se rendre sur place pour les examiner. C'est ce qu'il a fait pendant trois jours.

Il est quand même rentré à Vancouver, là où il est basé, avec un disque rigide contenant des documents concernant certains Canadiens, mais pas tous. Ce n'est qu'en décembre que l'ICIJ a mis sur pied un accès sécurisé par internet pour permettre à l'ensemble des journalistes impliqués dans l'enquête de consulter à distance les documents sans avoir à se rendre dans la capitale américaine.

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Tout ce débroussaillage lui a permis de faite ressortir « le plus gros nom dans notre échantillon »: Anthony Merchant. Avocat connu, ancien élu de la Saskatchewan, époux d'une sénatrice libérale, Tony Merchant était un sujet intéressant parce qu'il s'était déjà battu devant en cour contre le ministère du Revenu fédéral, puis l'Agence du revenu du Canada. Des tribunaux canadiens possédaient donc des dossiers intéressants sur Merchant, qui venaient compléter les informations révélées dans la fuite.

« Dans les dossiers des tribunaux canadiens, il y avait entre 2000 et 3000 pièces à conviction, raconte Zalac. J'ai fait venir 13 boîtes à Vancouver! » Dans ces boîtes se trouvaient des déclarations de revenu 1998, 1999 et 2000 de Merchant. Zalac n'y a trouvé aucune indication que l'avocat avait déclaré au fisc une fiducie fondée en 1998, basée aux Îles Cook, puis dans les Caraïbes, dans laquelle il a versé près de deux millions de dollars. Avoir accès à ces déclarations de revenu, « c'est quelque chose d'exceptionnel », admet Zalac.

Tony Merchant est le seul Canadien identifié jusqu'à maintenant par l'enquête « Offshore Leaks ». Il figure parmi une trentaine de personnalités du monde entier dont l'identité à jusqu'à maintenant été révélée : Maria Imelda Marcos, la fille de l'ancien président des Philippines Ferdinand Marcos, Bidzina Ivanishvili, premier ministre de Géorgie, Jean-Jacques Augier, trésorier de la campagne du président français François Hollande, pour ne nommer que ceux-là.

D'où la question : pourquoi, justement, ne nommer que ceux-là? Pourquoi, si l'ICIJ publie une trentaine de noms, refuser de publier les milliers d'autres?

C'était pourtant l'intention de l'ICIJ, raconte Zalac : «Le plan initial, c'était de mettre en ligne un moteur de recherche permettant aux internautes de faire une recherche par nom ou par pays. » Mais plus l'enquête progressait, plus les journalistes impliqués se sont rendus compte que c'était une mauvaise idée. Car il est possible que des gens aient déposé de l'argent dans ces paradis fiscaux et l'aient déclaré aux autorités fiscales de leur pays. Publier leur nom dans une liste interprétée par tout le monde comme un regroupement de fraudeurs prêtait flanc à des poursuites pour diffamation. Et personne n'a envie d'être poursuivi par des gens qui ont les moyens d'embaucher de très bons avocats.

Les mauvaises cibles des gouvernements

En attendant, par contre, Zalac et Radio-Canada sont menacés d'être poursuivis par Québec et Ottawa qui, tous deux, réclament un accès aux documents ayant permis aux journalistes de faire leur enquête. La requête du gouvernement fédéral est même très spécifique. Dans un communiqué, la ministre du Revenu, Gail Shea, indique que l'Agence du revenu du Canada a demandé par écrit au Consortium et à CBC « les renseignements [qu’ils détiennent] actuellement sur des particuliers ayant un revenu ou des biens détenus à l’étranger, dont 450 Canadiens ». En somme, Ottawa réclame TOUS les documents de l'ICIJ. Rien de moins! Un chausson avec ça? Ces documents permettraient à coup sûr d'identifier les dénonciateurs (whistle blowers), les sources à l'origine de fuite.

En entrevue, la ministre a dit que toutes les options étaient envisagées pour forcer la main de Radio-Canada, y compris les poursuites. La première ministre du Québec, Pauline Marois, a fait des menaces identiques à l'Assemblée nationale, le mercredi 10 avril.

Menacer de recourir aux tribunaux est, bien sûr, une attaque contre l'indépendance de la presse, qui ne doit pas être perçue comme une extension de l'État; une attaque aussi contre la relation de confiance essentielle entre un journaliste et ses sources, sans quoi plus personne n'osera confier quoi que ce soit aux médias. Mais il y a autre chose d'encore plus insidieux, fait remarquer Frédéric Zalac.

C'est que la demande d'Ottawa et de Québec donne au public l'impression que les gouvernements sont des champions de la lutte contre l'évasion fiscale et que s'ils ne peuvent pas coffrer davantage de fraudeurs, c'est à cause des médias qui refusent de leur livrer l'information.

« C'est facile pour les gouvernements de taper sur Radio-Canada, dit le journaliste d'enquête, alors que s'ils voulaient réellement savoir tout ce qui se passe dans les paradis fiscaux, ils le pourraient. »

Un exemple? « Il faudrait qu'il y ait une divulgation automatique, préconise Zalac. Dès que quelqu'un ouvre un compte, qu'il crée une fiducie ou une entreprise dans un paradis fiscal, il faudrait qu'il ait l'obligation de le déclarer au gouvernement. Juste ça aurait un effet dissuasif énorme. »

Le reporter demande aux autorités de le laisser, son équipe et lui, faire leur travail. D'autres noms seront dévoilés dans les semaines et les mois à venir au fur et à mesure que toutes les informations auront été vérifiées. « Les gens n'ont aucune idée combien c'est un travail énorme », explique Frédéric Zalac. Il y a, pêle-mêle, différents types de fichiers, différents formats, des images, des PDF. Extraire l'information est long et fastidieux. « On est loin du tout cuit dans le bec comme WikiLeaks. »

Combien de Canadiens et de Québécois seront identifiés? Il est trop tôt pour le dire. Une douzaine? Une trentaine? Peut-être plus. Peut-être moins. Ce n'est pas la quantité qui importe, pour Frédéric Zalac, mais la qualité sans précédent du matériel d'enquête que l'ICIJ a obtenu. « Les mécanismes que ça nous permet de voir et de décrire, c'est incroyable », dit-il avec une pointe d'émerveillement dans la voix. « Tous nos experts nous disent qu'ils n'ont jamais vu ça. »

Justement. Si les médias donnent tout au gouvernement, le risque est grand que le public ne voie jamais ces mécanismes. L'intérêt public a toutes les chances d'être mieux servi si on laisse les journalistes poursuivre leur enquête dans la sérénité.