Les Coops de l'information au Québec fêtent bientôt leurs deux ans. Heure au bilan.

Les deux ans des Coops de l’information : «Qu’est-ce qui pourrait faire qu’elles seront encore là ou non dans 5, 10, 50 ans ?»

par Daniel Allard

La question provoque. Elle demeure très pertinente et c’est avec Jean-Hugues Roy, journaliste-professeur (UQAM) qui la pose, que nous avons la chance d’en débattre. Alors que l’un des piliers de ce sauvetage, Gilles Carignan(1), vient de confirmer qu’il ne sera plus à la barre de la direction du navire amiral du groupe, Le Soleil, début 2022, M. Roy prépare une étude bilan des presque deux ans d’existence des Coops de l’information(2) riche en réflexions.

« C’est un modèle que je considère actuellement unique au monde », explique-t-il avec en tête l’ampleur des six coopératives, plus une, que forme l’arbre de la Cn2i. Mais une  impression de six bateaux distincts persiste, bien que depuis deux ans maintenus unis, traversant la faillite de Capitales Médias. Et, cette fois, c’est grâce au liant d’une septième coopérative, la Coopérative nationale de l’information indépendante (Cn2i), permettant de mutualiser au mieux tous les partageables, avec la foi en ce célèbre dicton : L’union fait la force !, que l’aventure continue.

Nous avons, par ailleurs, appris que le financement est assuré pour traverser le premier cinq ans. C’était, en plus, avant la manne de quelque 20 millions de $ en nouveaux revenus initialement non prévus. Une bonne nouvelle partagée aux coopérants cet automne.

« Mais il n’y a plus d’argent à faire avec de l’info », affirme J-H Roy, en visio-interview. « Les Coopératives de l’information sont-elles l’occasion de faire de l’information un véritable bien public? » s’interroge alors, sans détour, ce vieux routier du milieu journalistique québécois.  

L’impossible bilan des deux premières années

Nées en années atypiques (subvention salariale d’urgence et publicités COVID non- pérennes), cela en contexte de revenus de publicité traditionnelle qui vont continuer de diminuer, puis d’un programme de crédits d’impôts venant à échéance en 2024, si Les Coops confirment des bénéfices – comme bien d’autres médias d’information au Québec – il ne faut pas pavoiser.

Si la COVID-19 a forcé le ‘virage numérique’ des six journaux plus rapidement que prévu et est à mettre aux bons coups, avec l’augmentation significative des abonnés, il faudra voir si les ententes avec les géants du web, qui permettent « de payer le salaire de quelques journalistes », auront d’autres conséquences que de permettre, à genoux, « d’aller chercher ce qu’on peut pour le moment », selon Gilles Carignan cité dans les résultats préliminaires de l’étude de Jean-Hugues Roy.

Ça change quoi, une coop ?

Dialogue, meilleur climat de confiance entre tous et partage du pouvoir, innovation : quand son d.g. a justifié une décision en disant: « Ça fait 15 ans qu’on fait ça de même », Mickaël Bergeron (La Tribune) a pu lui dire: « Dans une coop, on peux-tu faire ça autrement? » Provoquant une véritable réflexion sur la décision.

Certes, on n’y enrichit plus un conglomérat privé. Mais quand tous les travailleurs deviennent patrons, la responsabilité vient avec. Toujours en lutte, parlez-en aux ex qui subissent encore la diminution de ~25% de leurs prestations et qui ne lâchent pas leur cause, notamment en poursuivant leurs syndicats devant le Tribunal administratif du Travail. Rappelons que les régimes de retraite avaient un déficit actuariel de 65 M$ et que  les syndicats devaient accepter qu’ils soient liquidés pour que six investisseurs prêtent 12 M$. Il y a ici un : « il a fallu choisir » encore contesté !

D’ailleurs, 14 syndicats sont toujours actifs au sein du groupe coopératif dans lequel tous ne gagnent pas le même salaire, bien que tous donnent un 5% en don à leur coop. Les écarts constatés y sont un enjeu qui ne pourra pas rester sous le tapis : avec Le Soleil, l’offre du top salaire représente 140,6% de l’équivalent du collègue coopérant à La Voix de l’Est, a calculé J-H Roy. Régime coopératif oblige, oui on ne parle plus seulement de dollars et de primes au pupitre. Philosophie, valeurs, visions s’invitent aux enjeux, voire la transparence. Oui on se dit sans doute davantage les vraies choses. Mais de la théorie à la pratique, il soulève cet os : « Il ne faut pas parler des coops comme de la cogestion. Les coops n’en sont pas. Les dg gèrent. Les employés ne gèrent pas.»

« Ce qui a été implanté n’est pas tout à fait ce qu’on nous a vendu », déplorent d’ailleurs déjà des voix à l’interne. Os que soulève aussi François Demers, professeur associé à l’Université Laval, qui pense que Les Coops « vont s’affirmer et prospérer, dans la mesure où elles vont parvenir à devenir des coopératives, c’est-à-dire des cabinets d’associés ». Parce que ce statut légal implique plus que la simple étiquette : « Il exige un modèle administratif interne bâti sur la négociation et la coopération entre égaux. C’est un modèle d’affaires qui permet à des travailleurs indépendants de faire entreprise commune (…) Dans le cas présent, y’a des chances que la mutation vers la coopération se produise parce que le modèle dominant de réussite pour le journaliste, c’est aujourd’hui celui du professionnel entrepreneur individuel qui se fabrique une “marque”. Mais ces “indépendants” qui chroniquent à la radio, à la télé et sur les médias sociaux, qui publient des livres et des podcasts, ont aussi besoin de piges payantes régulières. Les médias régionaux sont une de ces sources de financement. »

Vers le journalisme de niche plutôt que celui de la place publique généraliste?

Alors qu’il était patron de presse au front, dans les années 2006-2015, Pierre Drapeau a publié 100 numéros d’un mensuel d’affaires, le Journal Chefs d’entreprise. Sa vision de l’avenir d’une entreprise de presse viable prend un recul intéressant et croise celles des professeurs Roy et Demers : « La circulation de l’information doit s’adapter, les entreprises de presse sont toutes menacées, voire vont disparaître. Ici il y a la pertinence tentante de l’aide de l’État, mais il y a un risque et au final il faut faire très attention. D’autant plus que la circulation de l’information, c’est au fond dangereux pour les gouvernements et c’est pourquoi ils ne les aideront, véritablement, jamais. »

« Malheureusement, ce sont les journalistes, individuellement, comme professionnels de l’information, qui mangent la claque. C’est ici que l’État ne joue pas son rôle. La solution, je la vois du côté de la démocratisation de la circulation de l’information, avec le citoyen au cœur de ça. Avec un coût de l’information qui doit être gratuit. Bref, imageons ce que l’État doit faire, c’est financer la tuyauterie, mais pas l’eau qui y circule. L’infrastructure, mais jamais les contenus », précise Pierre Drapeau.

À la recherche de son prochain d.g. l’avis de recrutement de la Coopérative de solidarité Le Soleil exposait clairement, parmi une dizaine de compétences recherchées : « solide expérience en gestion du changement (…) » et « faire preuve d’innovation ».

Mais à travers la tempête, au moins la relève monte encore à bord enthousiaste : « J’ai toujours voulu travailler pour Le Soleil. J’ai grandi à Neufchâtel et toute jeune je lisais ce journal… et j’ai Le Soleil dans mon prénom », témoigne Marie-Soleil Brault. Encore inscrite au baccalauréat en journalisme à l’UQAM, avec à sa feuille de route les 16 semaines financées par la Bourse CDPQ-FPJQ, en septembre on lui a sans délai offert de poursuivre comme surnuméraire à temps plein. Et voilà que trois mois plus tard, début décembre, elle a pu et est fièrement devenue membre en règle de la coopérative : « J’ai pu rencontrer mes patrons en présence qu’à une seule occasion, j’ai été en télétravail depuis le début, mais le modèle coopératif j’y crois. Et je constate que les gens aiment Le Soleil », raconte en entrevue téléphonique cette jeune journaliste toujours aux affaires et qui représente peut-être ce qui nourrit déjà, et alimentera au mieux, l’espoir et l’avenir au sein des sept coopératives, et de toute la profession.

Emmenez-en des Marie-Soleil

« J’ai trouvé un document datant de septembre 2011 (…) à ce moment, la FPJQ avait 1 949 membres actifs. Au 12 décembre 2020, la FPJQ avait 1 317 membres actifs. Au 1er décembre 2021, 324 nouvelles adhésions se sont ajoutées, pour se chiffrer actuellement à 1 641 membres actifs », nous a expliqué le d.g. adjoint de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Stéphane Villeneuve. En une courte décennie – et seulement à l’échelle de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec – la profession avait donc perdu un tiers de ses forces vives.

NOTES

  • 1. Gilles Carignan a dit « MERCI » dans une pleine page 6 de l’édition papier du samedi 30 octobre 2021, presque deux ans jour pour jour et se remémorant le fameux 23 octobre 2019 du : «Oui, on y croit». Arrivé au Soleil en 1995, il y a accepté les responsabilités de chef de pupitre, chef de nouvelles, directeur de l’information et rédacteur en chef et il ignorait alors ses prochains défis professionnels. Et en page 6 de l’édition du samedi 4 décembre, il a salué comme une excellente nouvelle, autant pour Les Coops que leurs lecteurs et futurs lecteurs abonnés, l’application immédiate du nouveau crédit d’impôt de 15% sur l’abonnement numérique.
  • 2. Les Coops de l’information regroupent six quotidiens : Le Soleil (à Québec), Le Quotidien (au Saguenay-Lac St-Jean), Le Nouvelliste (à Trois-Rivières), Le Droit (à Ottawa), La Tribune (à Sherbrooke) et La Voix de l’Est (à Granby).