Les politiques impitoyables derrière les 100 millions de dollars de Google
Kim Siever, fondateur et seul journaliste à The Alberta Worker travaille depuis cinq ans à couvrir les enjeux liés au travail et la politique. Malgré son dévouement, les difficultés financières menacent son travail. Sa situation, comme tant d’autres, met en lumière la crise qui frappe le journalisme canadien.
« Je perds des abonnés. Les gens traversent des difficultés financières. Je suis l’une des premières dépenses à être coupée. Pour trouver de l’argent, je dois chercher d’autres sources de revenus, ce qui réduit encore ma production », a déclaré Kim Siever.
Le Ministère du Patrimoine et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) rejettent la proposition d’inclure les pigistes dans le calcul pour répartir les fonds destinés aux nouvelles au Canada. Cela revient à exclure non seulement les publications à un seul employé, mais aussi celles qui dépendent principalement des contributions de pigistes.
« Cela m’aurait été utile pour embaucher un correcteur, ainsi que pour accepter des propositions des pigistes. Je suppose que je vais devoir continuer à travailler comme avant », a déclaré Jeremy Appel, rédacteur en chef de The Orchard.
Le 22 juin 2023, la Loi sur les nouvelles en ligne a reçu la sanction royale, obligeant les géants du web tels que Meta et Google à payer pour l’utilisation des informations canadiennes. En réponse, Meta a immédiatement banni tous les médias canadiens de ses plateformes, refusant de se conformer à la Loi. Google, quant à lui, a demandé une exemption et a proposé de verser 100 millions de dollars par année pendant cinq ans pour être distribué aux médias canadiens.
Le gouvernement a approuvé cette demande.
Google a ensuite lancé un appel ouvert pour sélectionner le groupe chargé de gérer et de distribuer ces fonds. Deux organisations ont levé la main : le Collectif Canadien de Journalisme, un regroupement de journalistes et de radiodiffuseurs indépendants, et Médias d’Info Canada, un groupe de lobby qui collabore avec les principales entreprises médiatiques du pays.
Bien que leurs propositions soient similaires, le CCJ a remporté l’appel, privilégiant la transparence et la diversité tout en soutenant le journalisme indépendant — un secteur en pleine croissance représentant 17 pour cent de l’industrie en 2019. Parmi leurs propositions, le CCJ soutenait que l’exclusion des journalistes pigistes, qui contribuent de manière significative aux petites entreprises médiatiques indépendantes, ne reflète pas adéquatement le paysage médiatique moderne.
Les réactions ont été nombreuses suite à la nomination du CCJ par Google pour gérer les fonds. La Presse Canadienne a mis en doute la capacité du CCJ à gérer ces fonds efficacement, en disant que leur modèle n’avait pas fait ses preuves. The National Post a évoqué des conflits d’intérêts concernant la composition même du CCJ. Plusieurs autres grands groupes médiatiques ont également critiqué le CCJ.
En juin, le CRTC a ouvert des consultations publiques sur l’exemption de Google vis-à-vis de la Loi sur les nouvelles en ligne. De grandes entreprises médiatiques ont soumis une demande conjointe, ainsi que des lettres distinctes, exigeant que seuls les médias émettant deux T4 soient admissibles au financement. En pratique, elles ont fait campagne pour exclure les opérateurs indépendants et les organisations qui dépendent principalement des pigistes. Pour mettre la pression sur le gouvernement, des acteurs majeurs tels que Rogers, Bell et le MIC ont fait du lobbying en coulisses.
Selon une lettre divulguée, le CCJ a riposté en affirmant que l’inclusion des pigistes dans le calcul du financement « contribuerait à la durabilité des marchés de nouvelles locales et assurerait une répartition équitable des fonds entre différents modèles d’affaires. » Il a également souligné que « depuis la prolifération des plateformes numériques pour la diffusion des nouvelles… de nombreux journalistes préfèrent la liberté de travailler comme pigistes et de couvrir les sujets qui leur tiennent le plus à cœur. »
Lela Savić, fondatrice et rédactrice en chef de La Converse, affirme que cette décision est « limitante » et « avantage les médias qui disposent déjà de plus de moyens financiers. » Selon les estimations fournies par le CJC, son entreprise pourrait recevoir entre 10 000 $ et 20 000 $ par employé grâce à l’accord avec Google. Néanmoins, elle soutient les petits médias et s’oppose à la décision du CRTC d’exclure les pigistes.
Le MIC n’a pas répondu aux demandes répétées de commentaires.
Lorsqu’on lui a demandé si la décision d’exclure les pigistes des calculs de financement reflète, le CRTC a répondu qu’il « continue à explorer des mesures pour s’assurer que tous les Canadiens et canadiennes aient accès à une programmation d’information locale et nationale de haute qualité, que ce soit à la télévision, à la radio ou en ligne au Canada. »
Au milieu de ces développements, le paysage médiatique canadien est gravement éprouvé financièrement. Bell Média a licencié 4 800 travailleurs cette année, Postmedia a réduit de 11 pour cent ses effectifs de journalistes, et la confiance dans les nouvelles canadiennes a chuté de 20 points depuis 2018. Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a promis de couper les financements de la CBC s’il est élu, ce qui constituerait un coup dur pour une institution canadienne fiable. L’interdiction de Meta a réduit le trafic des médias, tandis que TikTok et X (anciennement Twitter) échappent à leurs obligations de paiement en vertu de la Loi sur les nouvelles en ligne. On ne sait pas pourquoi le gouvernement n’agit pas immédiatement pour faire payer ces deux entreprises. De plus, lorsqu’on lui a demandé s’il comptait réglementer ces géants de la technologie par le biais du projet de loi 31, le CRTC a choisi de ne pas répondre.
Entre-temps, le Canada a interdit à Tik Tok d’avoir un siège social dans le pays, ce qui a suscité une controverse importante et a rendu plus difficile pour les journalistes ayant une présence significative sur la plateforme de recevoir un service client. Il n’y a aucune mention de X ou de Tik Tok dans les documents publics détaillant la mise en œuvre de la loi.
La désinformation prospère sur ces plateformes, déstabilisant davantage le journalisme et menaçant potentiellement la démocratie.
Pour Siever et bien d’autres comme lui, la décision du CRTC représente une occasion manquée. « Cela fait presque cinq ans que je gère mon média, et je n’ai à peine dépassé les cent mille dollars. Avec cet argent, j’aurais peut-être pu embaucher quelqu’un d’autre dans l’équipe et offrir des reportages plus approfondis », dit-il.