Quand Le Devoir devient une OJE (organisation journalistique enregistrée)
par Antoine Char
Au fil du temps, bon nombre d’acronymes sont devenus des noms communs. OJE ne fait pas encore partie du lot. Qu’à cela ne tienne ! L’organisation journalistique enregistrée prend de plus en plus de place dans l’écosystème médiatique et depuis le 1er octobre, Le Devoir est devenu le onzième média à recevoir cette appellation au Canada.
L’idée est simple, nouvelle. En mars 2019, Ottawa décidait d’accorder le statut d’OJE aux médias le demandant. Ils jouissent alors des mêmes avantages fiscaux que ceux consentis aux organismes de bienfaisance. Ainsi le quotidien fondé par Henri Bourassa en 1910 bénéficie désormais d’exemption d’impôts sur ses revenus tout en émettant des reçus officiels à ses donateurs.
Un accord gagnant-gagnant. Plus encore, une bouée de sauvetage pour les entreprises d’ici dont les « fondamentaux » économiques sont en déséquilibre constant, comme en témoigne l’annonce, le 2 novembre, du licenciement de 547 employés du Groupe TVA.
« Avec notre transformation OJE, nous avons maintenant trois “piliers” sur lesquels appuyer notre avenir : les lecteurs, les donateurs, les annonceurs. Nous devons parler aux trois », note le directeur du Devoir Brian Myles.
« Marchands de guenilles »
Et quels sont les grands projets d’avenir pour amener « encore plus loin » le quotidien qu’il dirige depuis le 8 février 2016 ?
« Je répète souvent au personnel que nous ne sommes pas différents des marchands de guenille”, mais que les nôtres sont luxueuses et qu’elles habillent les esprits ! Ce n’est pas une atteinte à l’indépendance rédactionnelle que de rappeler que nous existons pour une clientèle et qu’il faut prêter attention à ses désirs et préoccupations. »
Si Le Devoir avec ses 183 employés (« on était 100 en 2016 », rappelle Myles) et ses 120 journalistes (« incluant les cadres de l’info et les métiers de soutien ») a trouvé une « manière de dire » à son « ami lecteur », reste que le consommateur d’information est plus infidèle que jamais.
Un grand nombre, surtout la génération des 18-34 ans, est volage. Elle s’est détournée des médias traditionnels pour plonger dans les réseaux sociaux, propices à la désinformation, aux fausses nouvelles et aux canulars. Résultat : depuis 2008, plus de 500 médias, la plupart en presse écrite, ont disparu au Canada.
Ce n’est pas pour rien que La Presse et la Coopérative nationale de l’information indépendante (qui regroupe Le Soleil, La Tribune, Le Nouvelliste, Le Droit, Le Quotidien et La Voix de l’Est), ont également opté pour la solution OJE.
Mais attention, avertit Jean-Marc Fontan, professeur de sociologie à l’UQAM, les dons privés ne peuvent à eux seuls financer le journalisme et compenser le manque à gagner du modèle commercial traditionnel : « La collecte de dons auprès de fondations, au nom de la défense de la liberté de presse, de la liberté d’expression et pour une démocratie en santé, est une voie présentant un fort potentiel. C’est une voie pertinente, mais qui se situe sur le marché du don. Dans ce marché, ce sont les organisations les plus performantes qui ont la capacité de lever le plus de fonds. Dès lors, les organisations n’ayant pas cette capacité (petites et moyennes organisations médiatiques) vont être pénalisées. »
Brian Myles en est conscient : « La meilleure protection qu’un média peut s’offrir, autant pour son indépendance que sa pérennité, c’est de diversifier ses revenus : abonnements, dons, publicité, droit d’auteur, etc. »
Pour Jean-Marc Fontan, « en ayant une stratégie diversifiée, cela diminue la dépendance à l’égard d’une source principale, surtout si cette source relève uniquement du secteur philanthropique ».
« Certains inconvénients »
C’est bien connu, si la philanthropie est profondément enracinée dans l’imaginaire collectif des Américains, elle l’est moins au Québec où le don en argent est moins élevé qu’ailleurs au Canada. Pourquoi ? Le rôle de l’État dans la société québécoise, explique en grande partie cette différence.
Toujours est-il que pour Fontan, il y a « certains inconvénients » à dépendre de la philanthropie.
« Premièrement, pour les médias, il leur faut investir pour collecter des fonds, prévient-il. Donc, il est primordial de se doter d’une équipe dédiée à la collecte de fonds. Deuxièmement, comme l’ensemble des médias va considérer cette option, cela va augmenter la concurrence générale sur le marché du don. Troisièmement, les dons de donateurs/donatrices peuvent se faire à certaines conditions, lesquelles peuvent ne pas convenir aux médias. »
Sur ce dernier point, Brian Myles est catégorique : « La philanthropie, c’est un revenu d’appoint pour les médias. J’ai du mal à imaginer qu’elle puisse devenir LA source principale de revenus pour des PME qui ont la taille du Devoir ou qui sont plus grandes […]. Si on fait exception des grandes fondations (et il y en a peu qui soutiennent le journalisme), l’écrasante majorité des donateurs sont d’abord des lecteurs (voire des abonnés). Ils forment un socle solide sur lequel bâtir l’avenir. »
Poursuivre « notre évolution numérique » est la clé de l’avenir, dit le neuvième directeur du journal de la rue Berri. Cela passe notamment par l’abonnement sur la Toile. Déjà en 2019, selon le Reuters Institute qui interrogeait 130 médias internationaux, 52 % souhaitaient faire de l’abonnement numérique le principal élément de leur chiffre d’affaires.
La nouvelle architecture médiatique qui se dessine avec les OJE se fait en cherchant à replacer le lecteur au cœur des finalités journalistiques : la participation civique, l’amélioration du débat public et le maintien d’un idéal démocratique.
« D’autre part, il faut prêter attention à la fatigue du public quant aux contenus de nouvelles, réinventer les rituels narratifs du journalisme et s’assurer que la relation entre le média et le lecteur demeure forte et que notre proposition de valeur garde son attrait pour lui », conclut Brian Myles.
Tout un défi !