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Quand l’ombre du 11 septembre plane sur Charlie Hebdo

Gauthier Daccord, étudiant, Université Laval | « Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis,…
Gauthier Daccord, étudiant, Université Laval |

« Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans ».
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (V, 3), 1784

« 11 septembre ». C’est comme si un nouveau mot avait fait son entrée dans le dictionnaire à la fin de l’année 2001. Et comme de nombreux mots, il répond à plusieurs significations. Pour certains il signifie contrôles accrus dans les aéroports, pour d’autres, nouvelle bipolarisation du monde. Quelques définitions parmi tant d’autres… Mais que signifie-t-il pour le journalisme ? La question s’avère nécessaire lorsque la publication de douze caricatures de Mahomet dans les journaux provoque une crise internationale. Crise qui atteint son paroxysme à la suite de l’agression physique de journalistes. Aussi, le journal français Charlie Hebdo a-t-il pu obtenir, comme semblant de réponse après avoir imprimé ces dessins, une plainte déposée contre lui pour « injure politique à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur religion ».

Cette remise en cause de la liberté d’expression et du droit au
blasphème reflète la pression que subissent les médias occidentaux
lorsqu’ils traitent de sujets liés à l’Islam. Celle-ci transparaît
lorsque Tariq Ramadan, professeur d’islamologie à l’université
d’Oxford, déclare au journal Libération que « Charlie Hebdo
va faire [du procès] une tribune en se présentant comme le grand
défenseur des “valeurs occidentales” attaquées par l'”obscurantisme
islamique” » . Il met ainsi en lumière la difficulté pour les médias de
parler de la religion musulmane et d’en critiquer ses dérives,
puisqu’il n’entrevoit pas de position neutre. De même, cette pression
se fait loi lorsque Jacques Chirac, alors Président de la République,
condamne à propos de la publication des caricatures par Charlie Hebdo,
une « provocation manifeste » susceptible à ses yeux « d’attiser les
passions ». M. Chirac se soumet alors, et l’État français avec lui, à
une forme d’autocensure révélant ainsi une grande sensibilité vis-à-vis
de l’Islam. Enfin, il est nécessaire de rappeler que ces douze
caricatures avaient au départ été commandées par le journal danois Jyllands-posten, « en réaction à l’autocensure galopante qui s’était emparée de l’Europe au sujet de l’Islam » .

Un climat post-11 septembre

Ces quelques réactions à ce procès témoignent de la place qu’occupe
aujourd’hui l’Islam dans les médias. Or cette sensibilité à son endroit
n’a pas toujours été telle. Aussi, il existe d’autres exemples de cette
frilosité éprouvée par le milieu du journalisme qui laissent penser que
la pression actuelle semble liée au climat « post-11 septembre ».

Ainsi, la Columbia Journalism Review rapportait en Sept/Oct 2006 les
propos d’Eric Umansky, concernant ses analyses de la couverture de la
torture. Celui-ci déclarait alors que « the press was late on this
story in large part because of a reluctance to believe that Americans
would do those things, and, at the same time, a squeamishness about
exposing such behavior in the wake of September 11 » . Ce constat
s’inscrit dans la lignée de l’autocensure dont parle Flemming Rose.

Dans une perspective encore plus inquiétante, le Directeur du bureau
européen de Human Rights Watch, Jean-Paul Marthoz, considérait en 2002
sur le site l’Unesco, que « pour les journalistes, l’assassinat de
Daniel Pearl au début de cette année au Pakistan est certainement
l’expression la plus brutale des conséquences du 11 septembre sur la
liberté d’expression ». Et déjà, il déplorait que « la peur de
déplaire, de prendre à rebrousse-poils l’opinion majoritaire du public,
a influencé un nombre important de médias dans leur couverture de la
lutte contre le terrorisme ». Enfin, il constatait que « cette
autocensure a pris deux formes, la “privatisation de la censure”
lorsque la direction d’un média a fixé des limites à la liberté de ses
journalistes, “l’intériorisation de la censure” lorsque les
journalistes, consciemment ou non, ont restreint eux-mêmes leur libre
arbitre et collé le plus possible aux discours officiels ou aux
émotions de l’opinion ».

Enfin, d’une manière plus générale, l’ouvrage de Barbie Zelizer et
Stuart Allan, Journalism after september 11, tente de définir l’impact
des attentats du 11 septembre sur le milieu du journalisme. Selon les
auteurs, « the events of September 11 rattled the world and decisively
transformed the everyday contexts within which many journalists
routinely operate ». Toutefois, dans le European Journal of
Communication, Tony Harcup regrette « the absence of journalists’ views
and the thinness of some of the material notwithstanding » mais
reconnaît que ce livre « at least opens up several areas for discussion
with thoughtful first words » .

Ainsi, bien que la signification des attentats du 11 septembre pour le
journalisme n’ait pas encore été clairement définie, les faits et les
premières analyses laissent apparaître quelques éléments de réponse.
Notamment sur les difficultés qu’éprouvent les journalistes quand il
s’agit de traiter de sujets liés à l’Islam et qui ont pour conséquence
des changements au sein de la routine de travail. Ces changements
pouvant parfois conduire jusqu’à l’autocensure.

Au cours de son procès à l’issue duquel il a été acquitté, Charlie Hebdo a eu le mérite de faire apparaître le climat post-11 septembre dans lequel les médias se trouvent. Le rédacteur en chef du Jyllands-posten,
Flemming Rose, appelé à témoigner, a lui aussi donner sa signification
à propos de ce climat en faisant remarqué que « cela [lui] rappelle
[ses] débuts, quand [il] travaillai[t] comme correspondant en URSS » . 

– – – –

1. Libération du 7 février  2007, « Ce procès réjouit “Charlie Hebdo” »,  p. 4

2. Le Figaro du 8 février 2007, Caricatures de Mahomet : le procès où il fallait être vu
 
3. Columbia Journalism Review. New York : Sep/Oct 2006. Vol. 45, Iss. 3;  pg. 1, 1 pgs

4. L’après 11 septembre et ses répercussions sur la presse.
 http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=3293&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
 
5. B. Zelizer and S. Allan (eds), Journalism After September 11, 2002
 
6. European Journal of Communication 2003 ; 18 ; 411

7. Le Figaro du 8 février 2007, Caricatures de Mahomet : le procès où il fallait être vu

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