Si la tendance se maintient, il y aura des docteurs en journalisme au Québec
par Mathieu Robert-Sauvé
Journalistes et universitaires sont dans deux mondes qui s’ignorent mais les choses changent, si on se fie aux projets de doctorats menés au Québec.
Après 25 ans de carrière en journalisme radiophonique et télévisé et un mandat de député à l’Assemblée nationale où il a été ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie dans le cabinet de Pauline Marois, Pierre Duchesne a fait un retour sur les bancs d’école en 2017 pour se lancer dans un projet de doctorat à l’Université Laval.
« Un choix motivé par mon désir d’intégrer le monde universitaire, de transmettre ce que la pratique journalistique m’a apprise, mais aussi d’avoir la chance de contribuer à l’avancement des connaissances », confie-t-il au cours d’un entretien récent.
Son projet porte sur la transformation du journalisme dans les journaux télévisées de 1970 à 2008 du point de vue du chef d’antenne. Il a mené de multiples entretiens avec le plus connu des présentateurs au Canada français pendant près d’un demi-siècle : Bernard Derome.
Comme Duchesne, de nombreux doctorants qui planchent actuellement sur le journalisme d’un bout à l’autre du Québec sont d’anciens journalistes qui ont eu envie d’approfondir un aspect du métier au point d’y consacrer plusieurs années de leur vie.
Un survol des départements de communication du Québec permet d’apprendre que près d’une vingtaine de projets de doctorats ont pour thème principal le journalisme. On s’intéresse à des thèmes comme le journalisme de solution ou la place des femmes dans les salles de presse en passant par le rôle des médias communautaires ou la liberté de la presse dans des pays qui mènent une transition vers la démocratie. Sur un plan purement quantitatif, l’Université Laval est en tête de liste en la matière avec 12 thèses en rédaction, suivie de l’UQAM (4) et de l’Université de Montréal (3). À l’Université d’Ottawa, on trouve deux projets.
« Il y a une mésentente historique entre le monde scientifique et les journalistes; je m’intéresse quant à moi à un autre monde : l’armée », lance en ironisant Jordan Proust.
Journalisme de guerre
Son doctorat se concentre sur le journalisme de guerre; plus précisément sur l’intégration de reporters au sein d’unités militaires en situation de conflit. « Est-ce qu’un reporter de guerre intégré au sein d’une unité militaire est maître de sa production médiatique? Est-ce qu’il peut trouver des espaces de liberté dans un encadrement strict tel que propose l’armée? » Voilà quelques questions qu’il explore dans une thèse qui compte déjà plus de 800 pages.
D’autres recherches portent sur des phénomènes en émergence comme le « journalisme de migration ». « En m’intéressant aux journalistes qui font de la migration leur spécialité thématique, j’étudie le rapport de ces professionnels avec leur métier (un rapport affectif, intellectuel, politique, économique, entre autres). J’espère ainsi dessiner les contours d’une spécialité thématique en émergence et en mouvement », explique Amandine Hamon, de l’Université de Montréal.
Deux autres étudiantes mènent à cette université des travaux sur les enjeux de féminisation. Marie-Claude Dupont lance des appels pour constituer son corpus ayant pour thème « Femme et journaliste à l’ère numérique : recherche transnationale collaborative des pratiques journalistiques sur les enjeux de genre ».
Clara Champagne, de son côté, travaille sur l’épistémologie du « Nouveau Journalisme » américain des années 1960. À noter, deux professeures (Juliette de Maeyer et Mirjam Gollmitzer) ont été engagées pour développer cet axe à l’UdeM.
À l’UQAM
À l’UQAM, plusieurs projets de doctorat sont en cours (dont celui de l’auteur de ces lignes, qui porte sur la loi française contre la manipulation de l’information). Samuel Lamoureux met actuellement la dernière main à sa thèse portant sur les « concepts d’aliénation, d’exploitation et de composition de classe dans l’étude du processus de travail des journalistes québécois ». Quant à Marie-Danielle Tremblay, elle s’apprête à soutenir son doctorat sur la « numérisation de l’information d’actualité quotidienne » et ses conséquences sur les entreprises de presse écrite.
Les étudiants s’intéressent depuis longtemps au journalisme comme sujet d’étude. Mais ce sont surtout des études de deuxième cycle qui avaient la faveur des étudiants. Le site Érudit regroupe quelque 312 mémoires et thèses portant en tout ou en partie sur le journalisme au cours des 20 dernières années dans 16 universités. Une moyenne de 15 mémoires et thèses par an. Mais la grande majorité de ces travaux sont des mémoires de maitrise; les doctorats sont peu nombreux.
Journalisme et université sont « deux mondes qui s’ignorent » depuis longtemps, commente Florian Sauvageau dans un entretien pour Projet J. « Mais je suis content de voir que tant de projets de doctorats portent sur le journalisme au Québec », dit ce vieux routier de l’information.
Il est l’un des rares à avoir cumulé plus de 50 ans de carrière des deux côtés de la barrière, soit comme journaliste et professeur au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Il se souvient des premières hostilités lorsqu’on a voulu enseigner le journalisme dans les universités. Preuve a été faite que la chose est possible, voire essentielle aujourd’hui puisque six universités québécoises offrent des formations appréciées du milieu professionnel.
On peut dire que le journalisme entre enfin à l’université par la grande porte.